Kourtrajmé, la réunion de famille

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De gauche à droite : Kim Chapiron, Mohamed Mazouz et Ladj Ly

Jeudi dernier Noise la Ville et la rue Saint Guillaume accueillaient les vilains petits canards du cinéma français. Pendant plus de deux heures, Kim Chapiron, Mohamed Mazouz et Ladj Ly ont fièrement représenté Kourtrajmé dans l’enceinte de Sciences Po Paris.

Attendus par près de 500 étudiants, fans de la première heure ou simples curieux, Kim Chapiron le co-fondateur du célèbre collectif de court-métrages banlieusards s’est pointé avec ses acolytes Mohamed Mazouz (alias Hi Tekk, moitié de la Caution), Ladj Ly (acteur et réalisateur) et Alexis Manenti (alias Dimitriu, l’enfant de l’est, le Bucarest Thug) pour une Masterclass sans queue ni tête.

De l’ambiance, de la décontraction, des couacs et des éclats de rire, Noise se félicite d’avoir pu mener à bien un évènement si atypique à Sciences Po, un spectateur le fait remarquer avec finesse : « d’habitude c’est plus chiant« . La Barbichette et Le Chat de la grand-mère d’Abdel Krim pour rigoler, 365 jours à Clichy-Montfermeil pour la prise de conscience et Batards de Barbares pour n’y plus rien comprendre. Les genres sont divers, la narration décousue, mais le style est identifiable entre mille. D’une fiction délirante, drôle et violente, à une réalité du même goût, les films du collectif sont toujours percutants et mémorables, Poelvoorde dirait certainement qu’ils laissent comme une traînée de souffre derrière eux. De l’amour, c’est bien cela dont il s’agit. Celui d’une grande famille : Kourtrajmé et son public. Car c’est aux fans que le collectif doit son succès. Nombreux étaient ceux qui connaissaient le monologue de Vincent Cassel dans Abdel Krim sur le bout des doigts, et nombreux sont ceux qui une fois le micro en main n’ont pu s’empêcher de déclarer leur flamme aux speakers flattés.

Kourtrajmé (Alexis Manenti, Kim Chapiron, Mohamed Mazouz et Ladj Ly) et Noise la Ville (Adrien Laville et Pierre Le Khac)

Qui aurait pu s’imaginer que les courts métrages hardcore d’une bande d’ados du 20ème seraient projetés dans l’amphi Boutmy ? Qui aurait pu imaginer qu’ils inonderaient la toile presque 20 ans plus tard ?
Les plus médisants signaleront à juste titre que les fils à papa Gavras et Chapiron ont su apprécier (et rentabiliser) leur amitié avec le jeune Cassel, les plus ardents fanatiques répondront que le génie réussit à ceux qui se comprennent mutuellement, le débat est sans fin… Toujours est-il que le collectif se forme en 1995 sur l’élan compulsif des deux férus de cinéma, Romain et Kim, puis qu’il s’étend sans cesse jusqu’à 134 membres (si tant est qu’un chiffre traduise la réalité). Artistes de tous horizons culturels, on y trouve des rappeurs, des photographes, des cinéastes et toutes les origines possibles : vietnamiens, maliens, maghrébins, serbes… En découle une matière surréaliste, une expérience multi-ethnique dérangeante pour les non-initiés mais dont la dialectique est au final assez simple et instinctive, presque animale.

 

L’expérience Kourtrajmé

Les images des débuts sont crades, à la fois techniquement contraintes et volontairement punk. En 1995 le collectif tourne principalement en mini DV, le montage s’improvise progressivement avec l’arrivée du numérique, et le tout est étroitement diffusé par VHS. Il est loin le clip de MIA et ses 31 millions de vues sur Youtube. Pour parer aux défauts visuels, toutes les combines sont bonnes à prendre. Le fisheye est très utilisé, la profondeur de champ est ainsi tordue et dynamisée, les lignes droites et froides des HLM deviennent un environnement fertile aux délires des jeunes réalisateurs. Le montage inspiré des meilleurs films d’action confère énormément de crédibilité aux oeuvres pourtant dénudées de narration. Jamais négligé, il est sûrement la force première des Kourtrajmés. Gros-plans et contre-plongées sont ici des artifices puissants. Sans oublier de nombreuses images subliminales, souvent sexuelles ou dégoûtantes : les techniques de distanciations sont allègrement utilisées pour rompre le récit, déranger et contextualiser. Ainsi les rares fils conducteurs sont effacés, l’histoire est rabaissée au statut d’anecdote et le court métrage au rang de vidéo amateur. De quoi renforcer le grand doute, fiction ou réalité ?

Quand Ladj Ly prend la parole, tout le monde tend l’oreille, sa voix est calme et il sussure dans le micro. Réalisateur de documentaires parmi les dingos, on pourrait croire à un OVNI, pas du tout. Le documentaire Go Fast Connexion (ci-dessous) résume parfaitement le juste équilibre entre fiction et réalité qui caractérise les réalisations Kourtrajmé. Introduit par Charles Villeneuve, le film laisse espérer un reportage type Le Droit de Savoir, et en effet la confusion est maintenue jusqu’aux dernières secondes lorsque le making of est révélé. A la manière de Falstaff s’écriant « Tutti Gabbati« , l’ex-présentateur de TF1 conclut le documentaire par un aveu d’autodérision.


GO FAST CONNEXION BY KOURTRAJME par KT_Productions

Ce « mystère » qui pèse derrière chacune de leurs productions est véritablement incarné par Alexis Manenti, alias Dimitriu, resté timide pendant la conférence mais hypnotique dans Megalopolis ou Easy Pizza Riderz. Le partenaire de Mohamed Mazouz dans Bâtards de Barbares apparaît dans plusieurs courts-métrages dans un seul et même personnage : le serbe de service, le voyou en survet’. Celui qui ne lâche pas un mot français de toute sa filmographie et qui n’est même pas crédité sous son vrai nom. A tel point qu’on est surpris de le voir sans jogging à Sciences Po (dans le doute on vérifie qu’il ne vole pas de matériel). C’est ce type d’ambiguïtés, gratuites et idiotes, qui donne la mesure du génie du collectif. Cette même ambiguïté qui plane autour du clip Stress de Justice à sa sortie.

 

Le terrorisme visuel

Bavard, Kim Chapiron mène le bal. Il nous raconte ainsi ses déboires, des origines, jusqu’à l’envol des membres du collectif vers une carrière solo. Tout part donc de Paradoxe Perdu – la première vidéo Kourtrajmé – cette mystérieuse VHS de SF zoophile que seule une petite poignée d’élus a pu visionner. De là, la bande se filme en permanence, débarque doucement sur internet et se fait une petite réputation. La fin n’est pas encore écrite, tous admettent se laisser porter par les évènements, comme aux débuts. Les récompenses des récents longs-métrages ou les clips à succès de Romain Gavras n’ont rien changé à la spontanéité du collectif. En effet, impossible de ne pas remarquer la part d’improvisation des premiers courts-métrages. Au fil du tournage, l’histoire évolue, comme un délire sous psychotropes qui rebondirait d’idée en idée, sans véritable cohérence.  Une voiture ? l’arrière boutique d’une pizzeria ? C’est selon les moyens disponibles au jour le jour au sein du collectif.
Et si aujourd’hui les longs métrages ou documentaires estampillés Kourtrajmé s’éloignent du rendu artisanal des premières oeuvres, les carrières solo  de chacun ont (à mon avis) exacerbé les composantes cinématographiques des débuts. Romain Gavras s’est spécialisé dans le montage chirurgical et la violence gratuite, Ladj Ly dans les documentaires-fiction, Kim Chapiron dans l’adolescence et ses dérives (son prochain film La Crème de la Crème raconte la création d’un réseau de prostitution à HEC par des étudiants)… Tout y est.

Hi-Tekk achève la conférence en beauté. Après le visionnage de son clip hyperbolique, il assène gentiment qu’il faut être con pour prendre au sérieux autant de clichés et de lourdeurs. Le terrorisme audiovisuel de Kourtrajmé est concentré dans ces quelques minutes qu’il ne faut surtout pas prendre au sérieux. Faut-il rappeler que le collectif naît des « pulsions punks » de jeunes adolescents immatures et cinéphiles ? Lorsque dans le public, une remarque s’élève, « vous aviez promis de ne jamais faire de long-métrages !« , s’ensuivent des gloussements et quelques soupirs d’exaspération… « A quel moment Kourtrajmé a-t-il donné l’impression de savoir ce qu’il faisait ? » aurait-il fallu relancer.
Ainsi l’exercice n’était pas si houleux en soi, à condition d’avoir une bonne tranche de second degré. On regrette parfois la généralité des propos pour un public en grande partie d’aficionados, mais la rencontre tant attendue avec ces gais lurons suffisait à effacer tout reproche. C’est finalement le personnel de Sciences Po qui met un terme aux retrouvailles d’une grande mifa, il est déjà neuf heures ?