RER E

Flirt, brouillard et métro

Le matin, dans le métro, les réflexions et les rencontres sont nombreuses à croiser nos allers et venues dans Paris.

© Kid Santo

Sac, okay. Écharpe, okay. Écouteurs, okay. Je ferme la porte, c’est parti.

Aujourd’hui, pas d’erreur au boulot, je reste concentrée. Ma boss m’a dit qu’elle voulait me parler et je le sens pas. Avec quelques erreurs et des retards à mon actif, je redoute la discussion. Elle est connue pour avoir écourté des contrats pour moins que ça.

En sortant de l’ascenseur, un dernier coup d’œil dans le miroir : ça va je suis présentable.

Je passe le portail et quelques élèves du collège voisin rigolent entre eux. La boucherie du coin accueille ses premiers clients. Le rôtisseur m’envoie des odeurs alléchantes. Il est 10h, j’ai envie de poulet.

Arrivée à la gare du RER, le train est « à l’approche », il me le faut. Je cours tout en ouvrant mon sac pour attraper mon pass et le valide à la hâte.  Outch… Je viens de me prendre la barrière dans la chatte en poussant un petit cri. Le SEUM ! Je peux pas regarder derrière moi. En déboulant dans le train à la fermeture des portes, je repense à la scène ridicule qui vient de se passer. Assise, j’observe monsieur et madame Tout le Monde qui regardent souvent le sol et évitent les odeurs des mendiants. Des passagers critiquent les transports comme si leur crise d’urticaire n’allait pas s’arrêter tant qu’ils n’auraient pas arrêté de chialer.

 

© Kid Santo

Ça y est ça commence, j’ai débuté la journée du mauvais pied. C’est pas une raison pour bitcher sur les autres. Depuis que j’ai décidé de me remettre en question, le moindre petit événement est devenu une leçon de morale intérieure. A certains moments, je me dis que c’est peine perdue puis je change d’avis. Mais de là à dire que ça sert à quelque chose ?

Dans la rame, il y a cette fille cool aux longues locs et au regard perçant. Elle bouge la tête au son du derbouka. Elle a de l’assurance et se lève pour donner une pièce au musicien. Il répond par un large sourire, tandis qu’elle se casse au moment même où les portes se ferment. Et voilà notre percussionniste qui se met à pousser la chansonnette tel un Assurancetourix des bas-fonds de Paris.

Rechute… Que quelqu’un m’arrête, je vais tous me les faire.

Toutes ces récréations passées à se tailler les uns les autres et l’humour grinçant des dîners de famille m’ont laissé des séquelles. Je me retrouve solo dans le RER et malgré ça, je me crois accompagnée d’un crew, à la recherche d’une punchline sur les gens qui passent. Ça défoule sur le coup mais c’est éreintant à la longue. J’aimerais changer mais c’est carrément ancré en moi, comment je pourrais faire pour que ça ne se produise plus ?

© Kid Santo

« On dit qu’un sauvage se cache en chacun de nous. Si seulement il pouvait rester cacher ». Lady Violet Crowley, Downtown Abbey.

 

Le stress me rend médisante et c’est la voie la plus empruntée qui me vient à l’esprit. Ça me rappelle cet article qui parlait de la « plasticité neuronale » : la capacité à créer des connexions dans le cerveau et donc à modifier un comportement. Elle serait plus efficace à l’adolescence et bien qu’ayant dépassé l’âge d’or, je veux garder espoir qu’il est toujours possible d’alléger tout ça. Je me demande ce que les autres ressentent, si à eux aussi, il leur arrive d’assister au spectacle pathétique de leur esprit.

A travers la vitre, je reconnais le panneau de ma correspondance. Merde, plus de batterie = plus de musique. Je sors un peu bousculée hors de ma bulle et je me souviens que plein d’événements anodins se trament. Les businessmen des sous-terrains font partie du décor. Les vendeurs de cacahuètes et de cartes téléphoniques de La Chapelle guettent les clients potentiels.

© Kid Santo

Une femme s’attarde en haut des escaliers. Sans faire attention, je monte les marches quand je sens une gêne dans son attitude. A son niveau, je m’aperçois qu’elle a besoin d’aide pour descendre son cadis. Elle n’osait pas demander aux rares passants d’aller à contre-sens. Je lui propose un coup de main et la « bonne action » terminée, elle me lance un sourire si chaleureux que j’ai envie de la prendre dans mes bras. Je me retiens, ce serait trop bizarre. Je continue mon chemin en souriant, ça aurait pu être un beau câlin.

Il a fallu un minuscule changement pour me sortir de mon nuage gris. Si j’avais eu mes écouteurs, je ne m’en serai même pas aperçue. Je continue donc ma route.

Et le voilà…

La « Beauté ».

Il est à sa place comme tous les jours. Tatoué aux yeux bleus, il doit être d’Europe de l’Est. A genoux sur un tissu, le dos droit au milieu du long couloir, il remercie en silence avec un sourire qui me marque encore quelques minutes. Depuis le temps, j’ai du lui donner plus d’argent et de chèques déjeuner que je ne pouvais me permettre. Je sais honnêtement pas pourquoi il est là et je me demande si c’est sa beauté qui le rend si digne ou si c’est parce qu’il est digne qu’il me paraît si particulier ? Parce qu’il est beau, je pense injustement que sa situation est temporaire, qu’ici, il n’a pas à sa place. C’est décidé, la prochaine fois je lui parle.

C’est ma station. Il est temps de remonter à la surface. Voilà ces putains de portes battantes. Je tente un passage fluide mais ça ne manque pas, je me les prends dans la gueule en faisant la grimace. Elles sont si agressives ! En montant les escaliers deux par deux, les beaux quartiers de Paris sont toujours de beaux quartiers. Je me réhabitue chaque matin à cette propreté et aux devantures.

Dans le couloir de l’entrée du personnel, premier « bonjour » à l’agent de sécurité. Entre les rires des collègues, j’entends des plaintes à propos de notre employeur et souvent face à la clientèle. Comme si elle était responsable de leur situation ou qu’elle en avait quelque chose à faire. Comme si le seul moyen d’extraire toute cette tension accumulée était de la passer sur les autres. J’entends ces cris silencieux qui me rappellent les miens.

© Kid Santo

Une heure de trajet, des centaines de personnes. Des visages que je reconnais sans connaître, ces inconnus dont je fais partie. Je m’ennuie, je m’invente des scènes qui me distraient du vrai problème : j’ai peur de me faire virer. Quelques mots échangés presque par hasard ont été toute la nuance de ce chemin de préparation. Un bon rappel qui m’avertit que je ferai mieux de diriger mon énergie vers des choses qui ajoutent de la valeur (à moi et pourquoi pas aux autres).

 

Finalement, ma boss voulait juste savoir si j’étais dispo pour remplacer une collègue.

En rentrant chez moi, j’ai croisé la « Beauté », cette fois-ci il était debout en train de discuter avec quelqu’un. Plus petit que je l’avais imaginé. Ça n’a pas suffit pour que j’ose lui parler. Sorti de sa posture, il n’est plus si impressionnant bien que toujours attirant. On s’échange un sourire et je rentre chez moi… C’est la dose de flirt que j’aurai pour la journée et ça me convient très bien.

J’essaie de me persuader qu’attester qu’il est impossible de sortir de son brouillard est aussi naïf que de croire qu’un trajet de métro peut changer les choses. Quelle que soit la décision prise, la journée se terminera d’une manière ou d’une autre.

En cas de besoin, les portes battantes seront toujours là pour me le rappeler.

 


Texte : Inès Rezzine

Photos : © Kid Santo

Article réalisé dans le cadre du programme Le Bruit de ma Ville

Inès Rezzine

Pantinoise fascinée par la banalité du quotidien et ses rencontres improbables.

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Inès Rezzine

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