Dégaine ton Style. Tu ne croiseras pas un gars aux Ulis qui n’ait pas une histoire à raconter sur DTS, les concours de rap organisés dans la ville au début des années 2000. Il y a participé. Ou bien il connaît un mec qui y a clashé. S’il est jeune, il aura vu les cassettes. S’il est passionné, il te sortira les phases devenues des classiques d’initiés. Mais au-delà de battles qui ont marqué toute une génération, Dégaine ton Style a laissé son empreinte sur la ville. Impossible, en écoutant Fik’s Niavo, l’un des créateurs et plume armée de DTS, de ne pas entendre son message : « tout est politique. » Alors on a essayé de vous raconter ce petit bout d’Histoire.
Aujourd’hui, on vous raconte la naissance et l’enfance du projet dans le contexte ulissien. Bientôt (PART II), nous vous parlerons de son adolescence bruyante et explosive. Et plus tard (PART III), nous concluerons cette série par l’âge adulte qui mêle combat et passion posée, toujours sur la même ligne : œuvrer pour ses quartiers.
Tout d’abord posons le décor. Nous sommes en 2002 aux Ulis, petite commune mais grand ensemble de l’Essonne (91). « Un caillou au milieu d’une touffe d’herbe. »
Posée sur une colline, c’est une enclave HLM dans un espace qui mélange forêts et habitations de CSP ++. Autour des Ulis on trouve des forêts, des banlieues pavillonnaires riches et les lycées qui vont avec. « On a grandi en étant une tâche dans tout ça. »
Jeune commune qui a fêté ses 40 ans en février dernier, elle fait partie de ces villes sorties brutalement de terre dans les années 70. Elle a poussé autour de cinq quartiers, le reste s’est construit progressivement.
Les Ulis sont entourés d’une espèce de périphérique dont partent des rues qui s’avancent dans les différents quartiers. « À l’époque, tu pouvais faire le tour des Ulis sans traverser une rue. Il y avait des passerelles, des souterrains, des passages… t’avais accès à tout sans avoir besoin de sortir de la ville, c’était un concentré de tout. » Ce choix en termes d’urbanisme a pour conséquence de créer des quartiers au sein desquels les voitures, et celles de la police notamment, peuvent difficilement circuler et qui, sans être physiquement distincts les uns des autres, se trouvent difficilement franchissables pour les jeunes. Il y a pas mal de tensions entre quartiers à l’époque de Dégaine ton Style, notamment entre ceux d’« en-haut » à l’ouest, dont une partie est classée en Zone Urbaine Sensible (aujourd’hui Quartiers Prioritaires de la Politique de la Ville), et ceux d’« en-bas », à l’est. Alors que de l’extérieur, beaucoup ne perçoivent la ville que comme une seule et même cité.
Aujourd’hui, l’ANRU (l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine) et les politiques de la ville mises en oeuvre depuis 2006 ont changé ce décor : destructions des passerelles et des souterrains, pose de barrières et de grillages qui ont coupé court aux chemins de parkour. On y perçoit la volonté de permettre aux voitures de police de circuler dans les quartiers. Et les rénovations obéissent aussi à des logiques de « mixité sociale » froides : la ville a été massivement détruite et reconstruite, avec son lot de populations déplacées.
Pour comprendre son histoire, il faut se rendre compte de l’isolation de la commune. Pour s’y rendre, il faut prendre le RER B jusqu’à Orsay-Ville puis un bus qui ne passe à l’époque que toutes les demi-heure, aujourd’hui tous les quarts d’heure. Aller aux Ulis, c’est galère. Ça l’a toujours été, ça l’est encore aujourd’hui.
Mais l’enclavement de la ville a joué un rôle important dans la fermentation du rap en son sein. Paradoxalement, le câble y est arrivé très tôt par rapport au reste de l’Île-de-France. Dès la fin des années 80, les jeunes sont biberonnés aux sons US et à MTV Rap qui influencent à la fois la musique et la vie dans les quartiers. Ça commence par le quartier de La Daunière avant de s’étendre. « Les Ulis, pour nous c’était New York. Chaque quartier avait ses influences : ce quartier-là c’était le Bronx, celui-là le Queens, l’autre, Harlem… » Cette influence très marquée se retrouve jusque dans les vêtements avec un style baggy k1ri alors que le reste des cités est sur du survet’ Lacoste et Sergio Tacchini.
La décennie suivante voit l’essor du rap en France et, en l’espace de 20 ans, chaque département francilien trouve ses représentants : le 94 a la Mafia K’1 Fry, le 93 a NTM, dans le 92 c’est Lunatic et pour le 78, Expression Direkt. Le 91 est isolé. Malgré un fourmillement de jeunes MCs, Les Ulis demeurent inconnus au bataillon. Alors quand Fik’s Niavo se lance dans Dégaine ton Style, c’est dès le départ avec l’idée de faire connaître sa ville : « Je voulais placer Les Ulis sur la carte du rap français. » Ce qu’il veut aussi, c’est ouvrir la ville au reste du monde, à commencer par l’Ile-de-France. « Ouvrir la ville, c’est ouvrir les esprits. »
Efficacité, beats et passion
Fik’s a huit ans quand il emménage aux Ulis, dans le quartier des Amonts aka Los Monzas. « En haut ». Très jeune, il se conscientise par son père qui nourrit la maison de bouquins et de débats. Fik’s insufflera cet engagement dans chacun de ses projets avec une détermination qui ne s’abîme pas. « Fik’s ? Quand on l’épelle ça donne “efficace”. C’est comme ça que Grödash et le quartier m’ont appelé. »
Gyver Hypman et John Steell ont quelques années de plus que Fik’s. Tous les deux viennent du quartier de Barceleau aka le DZA. « En bas ». Ils ont commencé à faire du son très tôt, en solo ou avec leur groupe, Enfants des Îles, dans lequel on retrouve Honeymoon ou Sir Samuel du Saïan Supa Crew.
John Steell animera les tout premiers ateliers d’écriture de rap du mercredi, au Radazik. Ça y parle d’écriture et de scène : « enlève ta main de la capsule quand tu rappes… des trucs de base. » En travaillant là-bas, il se forme comme ingé son, ce qui lui permettra de s’occuper de toute la partie sono et de la logistique de Dégaine ton Style.
Gyver lui, c’est un passionné. Un fou de hip-hop et de son. Un beatmaker à qui le rap donne littéralement des frissons. Il a commencé la musique à 11 ans et n’a jamais arrêté. À la fin des années 90, il rejoint John Steell et bosse « un peu malgré lui » au Radazik comme animateur, comme le fera également Fik’s quelques temps après.
De son côté, Fik’s monte le groupe L’Amalgam en 1996 avec Sinik, Grödash et Benton. Déjà dans leur musique, on trouve la volonté de représenter le 91. John Steell en rigole, « quand ils rappaient, les gars plaçaient Les Ulis toutes les deux phrases. » Deux ans plus tard le groupe devient Ulteam Atom. Benton part et arrivent P.Kaer, Templar, Djorka, K.I.D et Reeno. DJ Myst, qui vient de Massy, les rejoint en 1999. Avec lui, ils sortent une mixtape de rappeurs des Ulis puis leur album, entièrement autoproduit. Aladoum, un MC de Massy qui participera à DTS #3 s’en souvient. « C’étaient les seuls dans le 91, ils nous ont montré que c’était possible. »
Le groupe répète régulièrement au Radazik et c’est là qu’ils font leur première scène, en 96. Devant Gyver. À la fin du concert, ils viennent le voir. « Alors, c’était comment ? » Ils pensent avoir tout défoncé. Mais Gy a tout noté. Les pour, les contre. Il les passe en revue et leur dit « non les gars, faut travailler, revenez rapper. »
Sur le moment, le coup est dur, à tel point que le groupe se pose la question : « on le démonte ou on l’écoute ? ». Ils décideront finalement de travailler pour lui montrer qu’ils peuvent gérer. Ils ne lui avoueront que quelques années plus tard avoir hésité à monter une équipe contre lui. Avec ce challenge comme ligne directrice, ils commencent à faire du son et travailler ensemble au Radazik. Ils deviennent amis aussi.
« Ici… y’a pas d’faux MC ! »
On est à l’été 2002, un mercredi en fin de journée au Radazik, un bar-salle de concert des Ulis à la réputation douteuse. C’est le jour des ateliers d’écriture de rap mais à cette heure-là, il n’y a plus grand monde. Ils sont un petit groupe de gars encore posés là : Fik’s, Gyver, John Steell, K.I.D, Templar, Scar Logan, Grödash, P.Kaer… Il fait beau et ils s’ennuient. Ça commence à se chambrer sur le rap.
Fik’s nous explique. Dans les quartiers, tu passes beaucoup de temps à traîner. Tu vas à la gare avec tes potes, tu te poses et ça chambre. Puis tu retournes en bas des tours, tu te poses et ça chambre. Devant le centre commercial, tu te poses et ça chambre. Ça aiguise ton esprit. « Si tu sais pas vanner, que t’es susceptible ou fragile, tu peux pas vivre en quartier… ou ça ne va pas être facile pour toi. La vanne est dans l’ADN de la cité. » D’où le fait que mise en rime, la vanne fonctionne aussi bien.
Ce jour-là, K.I.D. s’amuse et Fik’s fait monter la sauce. Ils mettent un beat super lent de De La Soul. Scar Logan monte sur la scène vide pour répondre au micro. Puis Fik’s chauffe Templar, un rappeur du 92 plus réservé. Gyver en rajoute, « fais pas ta flipette ! Ici… y’a pas d’faux MC ! ».
C’est un jeu, un tout petit peu sérieux. « Si tu te la racontes à mort mais que tu fais un seul faux pas, t’as honte et t’es fini. Ter-mi-né. » Ce jeu leur donne une idée. « Il se passe tellement rien aux Ulis. On va faire une soirée où on posera des blagues sur un beat, ça va être bien. »
Fik’s Niavo, Gyver Hypman, John Steell puis Dj Myst, qu’ils associent naturellement au projet. Ces quatre-là décident de faire de ce moment de galère un concours de rap.
DTS #1 : essai de style
Le premier Dégaine ton Style n’est pas basé sur le clash mais sur le flow uniquement. Un mec peut rapper en arabe ou en créole, s’il le fait avec plus de style que son adversaire, il gagne. « Faut que t’aies du flow, de la prestance, que tu sois un Rik1. » Une fois qu’on a dit ça, on a compris d’où venait le nom Dégaine ton Style.
16e de finale DTS #1, Djon vs Dymen, décembre 2002
Le tout s’organise en six mois, complètement à l’arrache, avec une communication minimale : affiches collées à la UHU, bouche-à-oreille, une ligne dans le journal municipal « venez élire le meilleur MC des Ulis. » Les réseaux sociaux n’existent pas encore. Pour la salle, c’est évident. Ils sont plusieurs à bosser au Radazik alors ils expliquent au gérant, assez récalcitrant, qu’ils vont programmer du hip-hop pour une soirée.
Les inscriptions se font sur un système de poules, comme pour la coupe du monde de foot. Malgré les tensions, Fik’s cherche à ramener des rappeurs et du public de tous les quartiers. Il va même les chercher dans les villes d’à côté et jusque dans le 92. Il s’inscrit dès le départ dans une démarche politique : il faut décloisonner cette banlieue. Alors il fait le tour, parle aux rappeurs et aux grands frères pour donner de la force au projet.
Le concept est complètement nouveau, il faut pousser les MCs à s’inscrire. Au final, ils seront seize participants et le niveau sera bon. « On est peut-être chauvins mais on savait que ça rappait bien aux Ulis. On était confiants. » Pour le jury, Fik’s choisit dès le départ des mecs qui rappent et s’y connaissent mais qui ne viennent pas tous des Ulis, pour garantir leur neutralité. On y trouve notamment Sadik Asken, rappeur qui s’est fait connaître en 1998 pour son clash contre Zoxea et qui participera aux deux éditions suivantes.
Le jour J, les quatre organisateurs s’attendent à voir une cinquantaine de personnes dans le public. Ils savent qu’une programmation rap ramènera un peu de monde. Sauf qu’à l’ouverture, ils sont 200. C’est du délire, personne n’a anticipé un tel engouement. « On voulait simplement écouter nos potes rapper, Les Ulis c’était un tel vivier. » Mais en plein mois de décembre, la salle est bien remplie. Même les MCs sont surpris. Ils débarquent un peu en touristes, pas très préparés. Certains comme Da’Pro ne découvrent l’événement que quelques jours avant. Ils ne savent pas à quoi s’attendre mais le rap, ils connaissent. Et des textes, ils en ont. Les choses se font avec beaucoup de spontanéité, sans pression.
C’est un peu le bordel, les rappeurs arrivent quand ils veulent. Les grands du quartier sont là pour assurer la sécurité. Et le gérant du Radazik a posé un RTT.
Gyver se retrouve naturellement à faire l’animation. C’est un ancien des Ulis, connu pour être quelqu’un de fair play et de hip-hop, qui prône la non-violence. Vu les tensions entre quartiers que connaissent les Ulis à cette époque-là, il faut un gars capable de gérer la foule avec un micro. Il est parfait pour ça. « Venant de sa bouche, une réprimande ça passe crème. » Il anime toute la soirée, sans préparation mais en prenant les choses comme elles viennent. Et ça se passe bien.
Dès le premier battle, Gyver impose cette phrase lancée un mercredi après-midi : « Ici… Ya pas d’faux MC ». Au départ simple provoc’, il en fait un précepte qui appelle à une compétition saine. Le public s’en empare, ça deviendra le gimmick des trois éditions.
Dj Myst arrive avec un énorme stock de vinyles et, pour chaque battle, il cherche l’instru qui correspond aux MCs. « Il t’écoute rapper une fois et parvient immédiatement à capter ton style et les sons qu’il te faut. » Il passe les morceaux qu’il a sélectionnés, « des sons de New-York avec de grosses instrus sombres et un BPM assez lent. Du boom bap des années 95/96. » Personne ne sait ce qu’il va jouer mais les gars sont sur la même ligne. « Il fallait que ça pue la rue, qu’on revienne à l’essence du hip-hop face au rap plus commercial qui émergeait. C’était des classiques de banlieue. »
Les battles sont tirés au sort. Au début de chaque tour, Gyver appelle les MCs. Le rituel est à chaque fois le même, il donne les règles : un couplet, 16 mesures, pas de contact physique, on se check avant et après avoir rappé. Le message est clair : « on est pas là pour la violence mais pour l’art, c’est une confrontation artistique. En face de toi tu as un adversaire, pas un ennemi. »
16e de finale DTS #1, Sinik vs Kocktail, décembre 2002
Sauf que pendant l’un des battles, l’un des MCs sort un freestyle qui pique. C’est Kizito, un mec de Montrouge à l’aise sur les impros. Il est face à Chris du 92, dont le nom d’artiste est en réalité Nill Ness. Pour la petite histoire, Gyver ne connaissait pas son blaze de rappeur. Lorsqu’il demande qui il doit annoncer, on lui dit que le gars s’appelle Chris et qu’il vient du 92. « Chris du 92 ». Mais poursuivons. Kizito balance un truc sur la mère de Chris. La foule s’embrase, tout s’arrête pendant un long quart d’heure, le temps que Gyver parvienne à calmer les esprits. Chris n’est pas vexé, il enchaîne avec un couplet violent, posé sur un petit flow nonchalant. Le type ne payait pas de mine pourtant, mais Kizito reconnaît le talent.
Le public est galvanisé. Bien qu’on soit sur la terre des ulissiens, il y a un véritable respect pour tous les MCs, peu importe d’où ils viennent. Fik’s y a veillé avant, Gyver s’en assure pendant.
Au moment où l’attaque fait irruption dans l’arène, Fik’s, Gyver, John et Myst se rendent compte que la puissance du clash peut soulever des foules. Certains MCs comme Sinik sont d’ailleurs venus avec des textes assez vener. C’est décidé, le prochain DTS ne sera que du clash pur. « Ça sera la corrida, on veut du sang » disent-ils en rigolant.
Grödash remporte la première édition contre Sinik. « Il survole le flow » et pourtant, il ne s’est pas plus préparé que ça. Il écrit énormément à l’époque, il a de la matière et sait rapper, c’est ce qu’il fait tous les jours.
Finale de DTS #1, Sinik vs Grödash, décembre 2002
Finale de DTS #1, Sinik vs Grödash se départagent a capella, décembre 2002
Ce sera différent pour les éditions suivantes. Les MCs seront plus préparés. Lui et Sinik deviendront les hommes à abattre sur le #2, tout comme Scar Logan le sera sur le #3. Beaucoup de textes seront préparés pour eux. Ou contre eux, question de point de vue.
Peu de temps après DTS #1, 8 Mile sort sur les écrans. La clique n’est pas super motivée mais Fik’s les engraine et ils montent à Châtelet en équipe, avec une dizaine de potes. Il faut le voir, ce film sur leur concept de soirée. Ce jour-là ils se prennent une claque qui confirme leur idée : il faut clasher.
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