Madou met en scène les espaces vides d’Aulnay-sous-Bois et d’ailleurs. Il construit ses images de lignes et de silhouettes floues, avec la volonté d’immortaliser un ressenti du quartier.
Au départ, Madou était réticent. Il ne voulait pas me voir. Il ne voulait pas être enregistré, ni photographié. Il y a chez lui de la réflexion, beaucoup d’intensité et de la confiance à donner, qui doit être gagnée. Finalement, il m’a donné un peu de son temps, sa voix pour un instant et un bout de son image, figée sur écran.
Il est venu me chercher à la gare RER d’Aulnay dans une Volkswagen bleu électrique avec son et vitres teintées. C’est la voiture du Doyen, un vieil ami.
On se gare devant le centre commercial qui marque l’entrée de la cité des Mille-Mille, les 100keus comme il l’appelle. Le parking est presque vide. On est dimanche, tout est fermé et les bâtiments qui nous entourent sont de couleurs rose et sable indéfinissable.
Il nous prend deux cafés au stand d’une camionnette stationnée là. Le café est sucré par défaut alors il prend le mien et demande au mec de ne pas sucrer le second. Le mec fronce les sourcils. Des jeunes et des moins jeunes sont assis sur des chaises en plastique et discutent.
Madou est grand, imposant. Il porte un survêt presque du même bleu que celui de la voiture. Il y a parfois chez lui quelque chose d’intimidant ; il dit que sa voix porte quand il interpelle les gens. C’est vrai. On entend qu’il est passionné et pourtant elle se pose doucement quand il est touché. Il rentre rapidement dans le vif du sujet.
« On avait tout pour réussir et on est là » | De l’observation à l’action
Il naît au Blanc-Mesnil et grandit aux Mille-Mille, à Aulnay-sous-Bois. De ses 14 à ses 17 ans on l’envoie « au bled, pour y apprendre la vie ». Il est soi-disant un peu rebelle, même s’il en doute. Le bled c’est Bakel, au Sénégal. Tout y est différent, il doit comprendre vite pour s’adapter. Il apprend à observer.
Sur place il demande à sa mère de lui envoyer des appareils photo jetables qu’il claque là-bas. Il les renvoie en France pour les faire laver ; on lui renvoie les tirages papiers. Ça prend un an mais l’adolescent veut garder une trace. Le quotidien là-bas lui a mis une claque. « Quand j’ai vu mes photos, j’étais trop content. » Il en a encore quelques-unes.
En 2001, il rentre à Aulnay. « Je me suis adapté, j’ai purgé ma peine. Quand je suis revenu, la cité avait changé, c’était un peu différent. Ils avaient complètement refait les bâtiments, mes potes avaient un peu grandi. Ça parlait de meufs, d’argent. Ça parlait de ci, ça parlait de ça. »
Pendant cinq ans il enchaîne les petits boulots avant de tout arrêter. « J’avais ce sentiment où je me disais, t’as vu on avait tout pour réussir et on est là, à enquiller des heures de fou pour un salaire de misère et sans considération. » Les yeux de Madou sont grands ouverts.
Il galère pendant un temps mais apprend à poser son regard de plus en plus loin vers l’avant. À 25 ans, il se forme et commence à bosser comme animateur social. Il fait son expérience en dehors d’Aulnay, rencontre de nouveaux publics. Il y a des hauts et des bas mais c’est un taf qui lui plait toujours. Il dit que ça l’aide à identifier les problématiques en lien avec la cité.
La photo, elle, revient comme ça dans sa vie. En se glissant dans les petits moments de solitude.
« Mes photos leur expliqueront la violence de ce que je prends » | Tracer des lignes, passer le message
Il commence par photographier au portable à Aulnay, en terrain familier. Son premier cliché il s’en souvient, c’est en 2009 et c’est la première fois qu’il capte vraiment un truc. Une fleur dans des buissons morts. « Je me suis enfoncé dans les buissons, j’ai fait un cadrage bizarre et voilà. » Instinctivement son œil capte les lignes qui l’entourent ; il les pose dans son viseur et crée sa compo.
Très vite les retours sont positifs. Les gens le motivent. Un jour il se décide, il va chez Saturne et s’achète un appareil qu’il paye en 10 fois. Un Nikon D3000 100.
On est en 2011, maintenant Madou a un reflex. Il commence à taper dans tout. Dans la street, dans les rappeurs, dans la mode, dans les meufs… 2012 est certainement l’année où il fait le plus de clichés, il cherche son style. « Après le boulot je prenais mon autre sac, j’allais dans la cité, je déambulais dans le quartier. Et je faisais mes photos la nuit. » Il tâte, teste la vitesse et passe le tout en manuel.
Les mecs du quartier le voient faire et ne comprennent pas. « Madou, qu’est-ce que tu fais ? Tu te cherches encore ? ». Il essaie de leur expliquer mais finalement, c’est par ses photos qu’il fait passer son message. « C’est mes photos qui leur expliqueront la violence de ce que je prends. » Ça se fait comme ça.
Il commence par photographier son quartier puis d’autres, petit à petit. Sans s’imposer. Il y va, prévient les gens. « Je suis posé là ». Ils le rejoignent et il les fait poser.
Madou voit des lignes partout. C’est comme ça qu’il compose, en regardant les lignes qui se croisent. Pour les figer, il commence par utiliser un trépied qu’il déplace sans zoomer, pour ne pas rapprocher l’image artificiellement. Il travaille sans flash aussi, ça oblige le sujet à rester immobile 30 secondes devant l’appareil. C’est là que naît son délire de flou.
En 2014, il suit une formation de 10 mois au Centre IRIS. Il améliore sa technique, trouve son style mais réfléchit aussi à ce qu’il cherche à créer avec ses photos. Figer quelqu’un sur du papier n’est pas un acte anodin.
Il y a de la spiritualité chez lui. Elle questionne son rapport à l’image et se traduit dans les scènes peuplées d’ombres et de silhouettes qu’il peint. Les visages qu’on y croise sont souvent troubles ou fragmentés. Un dos, un pied ou un visage caché. Jamais ce visage ne laisse de marque dans l’esprit de celui qui le regarde.
Ce qui compte quand il prend un cliché, c’est l’intention qu’il y met. Ses photos ne viennent pas renforcer le fantasme ou l’idolâtrie, la perfection mise en scène en mode selfie. Le mec qui pose, « dans toute sa bogossitude devant les pyramides, devant les chutes du Niagara ou bien là », ça ne l’intéresse pas. Il veut montrer directement ce qu’il voit et aller au fond des choses.
Alors il ne publie que très peu de photos, seules celles qui collent avec ce qu’il cherche à exprimer. « Ce qui est bien avec une photo c’est que c’est comme le vin, ça fermente. Plus ça prend de l’âge et plus ça devient violent. »
La violence qu’il veut montrer, c’est celle du quotidien. Il essaie avec ses images de traduire un peu de cette anxiété ou de ce sentiment de délaissement. Il raconte un peu sa vie, aussi. Pas celle des autres. « Je fais pas l’ambassadeur du ghetto mais on a toujours été mis de côté. » Le spectateur est libre d’imaginer ce qu’il veut, mais il veut lui transmettre sa vision, sa perception. « Vu que c’est moi qui ai pris la photo à un moment, je pense que mon point de vue est quand même à prendre en considération ». Il dit ça avec un sourire, de la douceur et de l’ironie.
Parce que ce qu’il fait, c’est aussi un taf de transmission mais de mémoire aussi. Ça fait 10 ans qu’il photographie Aulnay et beaucoup de choses ont déjà changé. Alors il faut immortaliser ce qu’étaient ces quartiers, la perception de ceux qui regardent de l’extérieur et de ceux qui y habitaient. Avec ses clichés il laisse des traces aux générations à venir, pour que l’histoire ne soit pas racontée que par les vainqueurs. C’est sa manière de continuer à lutter mais aussi de construire.
« Plein de gens ont l’œil flingué, je veux bien le partager. Tranquille. »
Madou peut paraître nonchalant mais il est déterminé. Prendre son temps pour faire les choses correctement, ne pas dévier. Avec prudence aussi. Il ne veut pas s’avancer, prétendre venir changer les choses puis se laisser corrompre. Il est réaliste mais ne fait pas de compromis sur son intégrité.
C’est dans cet esprit que naît le concept de L’œil flingué, en 2011. Madou a le sens de la formule. Il est aussi à l’aise avec les mots qu’avec le cadrage. Il m’explique. « L’œil n’est neuf que quand tu nais. Il se flingue, au fur et à mesure. Mais c’est aussi la capacité à voir quelque chose que les autres ne voient pas. Une ligne, une fissure, une cassure. Et quelque chose de beau caché au milieu. » L’oeil flingué décrit la manière dont son regard travaille.
Vient ensuite la série de la Zone Urbaine Photographique, centrée sur les quartiers d’Aulnay. Mais Madou n’aime pas les exercices imposés. Ni tellement l’autorité d’ailleurs. Il ne veut plus travailler sous forme de séries. Alors il lance, il y a quelques semaines, Le Talent Multiplicateur, un coefficient de multiplication de talents sans cadre contraint. Il veut y présenter des photos, les siennes et d’autres, avec une grande liberté. Lui continuera à travailler les paysages d’Aulnay et les portraits en creux. Mais chaque cliché aura quelque chose du « ghetto » à raconter.
Madou a de l’or dans les yeux et de la déter dans le cœur. Il pose son message entre les lignes de ses photos, tout ce qu’il veut dire d’aujourd’hui et pour l’avenir.
Un paysage urbain, une poignée de lignes capturées et la nuit éclairée. Il y a de la magie dans la beauté de ses compos, même s’il n’aimerait pas ce mot. Les hommes peuplent ses images comme des apparitions ancrées dans la réalité et qui te racontent un peu ce que c’était Aulnay.
D’ailleurs Madou est là, debout. Bouillon d’aspirations et d’inspirations. Il joue à te perdre, le dos tourné mais les yeux toujours grands ouverts.
Vous pouvez suivre le travail de Madou sur son site, Facebook et Instagram
Texte : Yveline Ruaud
Photo de couverture : Madou Dramé
Super portrait!