Depuis 5 ans maintenant, Linstable déambule dans les rues des quartiers populaires de Créteil et d’ailleurs, son appareil photo à la main. Il immobilise les instants de vie pour transmettre son message à ceux qui ne veulent pas voir.
Jean-Michel attend à la station de Créteil Université. Il parle avec un vieil homme qui le regarde en souriant ; il tient sa main entre les siennes. Cet échange donne le ton de ce que sera cette après-midi avec lui.
Comme la première fois où je l’ai rencontré, il porte son béret vissé sur la tête. Il ne se découvre pas souvent. Blouson avec un imprimé fleuri. Baskets Hugo Boss. Jean gris.
En sortant, il pointe du doigt une grande tour qui surplombe la gare : c’est là qu’il est né. Son père originaire du nord de l’Italie s’y est installé avec sa mère en 1977 ; ils y vivent toujours.
À pieds joints dans les Sablières
Linstable me conduit aux Petit-Près-Sablières, un ancien quartier de Créteil aujourd’hui presque entièrement détruit. Les deux dernières barres encore debout, vidées de leurs habitants, attendent de subir le même sort.
En s’approchant de l’unique accès à ce quartier, il ralentit. Cinq gosses se précipitent à la fenêtre de sa voiture pour lui dire bonjour et lui lancent « il y a un droit de passage, c’est un euro cinquante ! », avant de s’écarter en riant. « C’était comme ça quand j’étais gosse » lâche-t-il, « personne ou presque ne rentrait ».
Le quartier est à l’abandon, seule une habitante n’a pas encore quitté les lieux. Les deux bâtiments se font face. Au milieu, deux rangées de places de parking et un étroit couloir de circulation. En un an à peine, la végétation a envahi le moindre interstice ; plus personne n’est là pour lui marcher dessus.
A l’extrémité de l’un des bâtiments se trouve le centre social Petit-Près-Sablières, fermé lui aussi. Il ne reste qu’un écriteau accroché à une lourde porte de métal pour rappeler ce qu’était l’endroit. J-M se gare juste devant. Quand je lui dis que j’ai oublié de fermer la fenêtre il me répond en souriant « pas besoin t’inquiètes, ici c’est la maison ».
Animateur social pendant 17 ans, il a travaillé dans tous les quartiers de la ville avant d’atterrir aux Sablières en 2002. Il y restera jusqu’à la fermeture du centre, en 2017. C’est là qu’est née sa passion pour la photographie, assis comme aujourd’hui sur les marches roses d’un hall d’immeuble.
C’était un jour d’été dans la cité. Des dizaines de gamins jouaient entre les tours. Pour lui c’est une évidence, il doit immortaliser ces moments de vie. Dix ans après son arrivée aux Sablières, il « tape » sa première photo avec un Nikon D-5000 récemment acheté.
Avant même de prendre son premier cliché, il se pose la question de savoir pourquoi appuyer sur le déclencheur. Son parti pris sera de traduire en images ce qu’il voit au quotidien, de transmettre à ceux qui ne peuvent pas voir. Son message : « rien ne nous différencie, si ce n’est l’environnement social. Un gosse reste un gosse, c’est en grandissant que l’on commence à marquer les différences. »
Il commence donc par photographier l’enfance, il aime le mouvement et la légèreté propres à cet âge. Une fois la curiosité passée, les enfants ne font plus attention à l’appareil. Ils sont dans leur univers, il n’y a pas de mise en scène. C’est aux Sablières que Linstable prend les plus belles scènes de vie de sa carrière.
Il conserve d’abord ses photos comme des trésors, puis commence à les poster sur les réseaux sociaux. Les gens découvrent alors son travail mais aussi le quartier.
Très tôt, il fait le choix d’accompagner le regard du spectateur en associant ses clichés à des textes. Le message est au cœur de son travail et il veut s’assurer que celui-ci soit reçu. L’exercice semble naturel pour cet ancien rappeur qui œuvrait déjà sous le nom de scène Linstable à la fin des années 90. Au départ lancé en réaction à son caractère impulsif, le surnom reste, il se l’approprie. Des surnoms d’ailleurs, il en a beaucoup et accorde peu d’importance à la façon dont les gens l’appellent. Linstable avance, il marche sur un fil tout en maintenant l’équilibre.
« À l’ombre des tours »
Après deux premières séries aux Sablières, « En bas des blocs » réalisée entre 2012 et 2015, et « Un été à la cité » réalisé entre 2015 et 2016, il entame début 2017 une série plus sombre au cœur du quartier de L’Échat, « A l’ombre des tours ».
Avec ce projet, il n’y a pas de tabou. « Certaines photos sont très dures. Prendre un jeune défoncé avec une chicha, un joint et une bouteille d’alcool dans la main c’est dur, mais quand il se voit, ça lui montre l’image qu’il renvoie. Et là, on peut discuter. »
L’objectif est de montrer une partie de la jeunesse qui est oubliée et qui s’oublie, mais aussi de familiariser ces jeunes avec l’image qu’ils présentent. Leur relation à l’image est très compliquée et le photographe sait qu’il faut créer un lien s’il souhaite les amener à voir un petit peu plus loin que le hall d’en bas. Et pour créer ce lien, il faut de la bienveillance et savoir ce que l’on veut transmettre.
Il passe beaucoup de temps avec les jeunes. Ils apprennent à se connaître, un rapport de confiance s’établit. Il n’y va pas pour taper deux-trois photos et se barrer, « ce n’est pas le zoo ». Si certaines photos posent problème il ne les publie pas et en quelques mois il sait déjà qui ne pas prendre.
Les cadrages serrés se concentrent sur les mains, les baskets… Il faut faire transparaître quelque chose de la solitude et de la lourdeur qui pèsent sur cet univers. Ce que montre Linstable, c’est un temps figé : partout il s’écoule, sauf dans le quartier.
Tisser des liens
Alors qu’on parle, le groupe de jeunes gardes-frontière passe devant nous en traînant lourdement deux caddies. L’un d’eux s’amuse avec une cagette en plastique bleu ; J-M l’interpelle, « tu me jettes ça tout de suite, tu vas te blesser ». Le garçon s’exécute.
Il me désigne l’un d’eux qui, un jour, lui a demandé son appareil et qui, le soir, lui a rendu rempli de clichés d’une étonnante maturité. Le petit Mouss a un regard.
De sa voix grave, Moussa raconte qu’il a commencé à photographier à l’âge de 12 ans, en voyant faire J-M. Il prend ses clichés en se baladant au hasard dans la cité, il n’y a pas un recoin qu’il n’ait pas photographié. Il se souvient aussi de ce qu’il appelle la montagne, une colline boisée où les enfants se retrouvaient pour jouer, faire des cabanes… Linstable lui, l’appelle la forêt de Peter Pan. C’était l’univers secret des enfants. Elle a été rasée depuis.
L’histoire de Mouss illustre parfaitement sa démarche de création de lien : « si tu prends une photo et que tu te barres, ça n’a aucun intérêt. Mais si tu prends le temps, que tu t’intéresses à l’autre, ça peut éveiller un questionnement ou une passion. La photo sert aussi à ça. »
Ses photographies sont à la croisée entre documentaire, photo-reportage et art mais ce qu’il veut, c’est apporter quelque chose à l’humain. Lorsqu’il prend et vend des photos de sans-abris, c’est pour reverser à ces derniers l’intégralité de la somme sous forme de vêtements, de nourriture… Il le fait via le mouvement de la Relève de Coluche ou seul. Les sans-abris sont sédentaires, il sait où les retrouver. D’ailleurs il sait trouver chaque personne qu’il photographie.
« On décale à l’Échat »
Linstable se lève, « on décale à L’Échat ». Les gosses ont de nouveau barré le passage qui permet de sortir des Sablières avec des caddies. Ils refont la blague du droit de passage. Il leur fait signe de dégager la route. En chemin, il fait un arrêt pour nous prendre deux cafés. Aujourd’hui il est fatigué, il a besoin d’énergie et sucre son café en conséquence. Habituellement l’ancien boxeur fait plus attention, il a une hygiène de vie assez stricte.
L’Échat est une cité différente, coupée en deux par une route qui forme un virage serré. Elle va bientôt accueillir l’une des gares du Grand Paris ; on y perçoit un sentiment de sursis extrêmement fragile.
Le travail de Linstable dérange la Ville. L’Échat est l’un des rares quartiers de Créteil où il n’y a pas d’infrastructures pour les habitants mais de gros enjeux, liés à la construction prochaine d’une gare du Grand Paris : augmentation des loyers, des impôts locaux… Ce quartier est amené à accueillir une nouvelle population, selon l’expression consacrée. Entre les forces de l’ordre dont le mandat implicite est de nettoyer le bas des tours et la jeunesse que photographie J-M, un rapport de force s’est établit. Il savait en allant photographier là-bas qu’il allait bouger les lignes.
En arrivant, on se dirige vers un bar-tabac fermé. J-M m’en a parlé, les jeunes squattent souvent devant. Il les y a photographiés, il veut leur tendre un miroir. Un peu plus loin un petit groupe est posé, ils discutent. Peu après notre arrivée, ils commencent à jouer avec des feux d’artifice. Ils appellent ça du mortier. On est un 14 juillet et Linstable sait que la journée va mal se terminer. Un mec est passé leur en vendre, il en avait tout un stock dans le coffre de sa voiture.
De l’autre côté de la route, l’accès à la cité a été grillagé. Les barrières sont neuves, le vert de la peinture est encore brillant. Linstable déteste ça. Ici comme aux Sablières, pas d’espace ni de jeux pour les enfants. On croise une bande de gamins qui presque tous le connaissent ou le reconnaissent. L’un d’eux est comme un fou, « c’était mon entraîneur de vacances ! ». Il est super fier.
Les enfants adorent le photographe. « Ils ne peuvent pas faire les voyous avec moi » Il dit ça avec beaucoup de tendresse. « Ses petits », il leur a consacré une grande partie de sa vie. À 40 ans il n’est pas marié et n’a pas d’enfants. Il est un peu fatigué aussi.
En équilibre sur un fil
Linstable est un loup solitaire, il déambule dans la ville, se fond dans le bitume et laisse traîner son regard. On imagine aisément ses yeux sombres guetter sous la visière de son béret un mouvement qu’il figera dans le temps.
Il se raconte avec aisance et pudeur, les accents durs de sa voix posent des zones d’ombre ici et là. Pourtant on devine que le mouvement, il l’a connu très jeune. En grandissant, il a dû se déplacer. Aujourd’hui c’est intégré en lui, il est devenu nomade. Un nomade qui photographie le mouvement et l’immobilité.
Il a refusé de faire l’armée mais ça reste un combattant. L’amour et la révolte sont passées par ses poings, par ses mots. Aujourd’hui, elles se sont figées dans son regard.
Il avance, un pied en mouvement, l’autre ancré dans son quartier. En équilibre.
Vous pouvez suivre le travail de Linstable sur son site, Facebook ou Instagram.