Au 12 de la Cour Damoye à Bastille, une petite boutique de café semble résister à la fureur du quartier. Grâce à sa propriétaire sans âge, Andréa d’Amico, la brûlerie Daval est une pause de tranquillité hors du temps et de l’espace. Mais pour combien de temps encore ?
Une ruelle pavée, des maisons basses, des plantes grimpantes… Le passage Damoye est comme l’oeil du cyclone. C’est la parenthèse paisible au milieu du quartier de la Roquette à Bastille, où les terrasses bondées, les bars et les clubs se relaient le chaos à toute heure du jour et de la nuit. La devanture en vieux bois invite le promeneur. Une chaise ou deux trainent là et sur la vitre poussiéreuse on a scotché des extraits de journaux découpés. Andréa travaille ici, dans la Brûlerie Daval que son mari a fondé en 1946. Pendant longtemps la brûlerie a alimenté une boutique de l’autre côté du pâté de maison, rue de la Roquette. Aujourd’hui Andréa est veuve et les restaurants chinois ont eu raison de la boutique. La brûlerie s’est recroquevillée sur elle-même.
La voix éraillée, les cheveux noirs, Andréa gère seule le magasin jour après jour. La pièce est vaste mais elle est encombrée de gros sacs de grains de café en toile de jute, si bien qu’on se marche dessus assez vite. « Plutôt doux ou plutôt corsé ? » demande-t-elle, comme pour simplifier à l’extrême le choix disponible. La pelle plonge généreusement dans les grains noirs, la balance à aiguille se dresse, le moulin à café assourdissant démarre et recouvre la discussion. Le rituel est sans faille. Profitant du soleil dehors, certains prennent un café sur place. Alors Andréa pose sa cafetière italienne sur la plaque électrique. Parfois elle se brûle et peste, parfois elle oublie et ça déborde. Quand elle vient vers nous avec sa tasse tremblante on accourt pour l’aider.
« Avec l’humidité je fatigue plus vite… »
Dans un coin, une petite table fait mine d’être accueillante, accompagnée de ses trois chaises dépareillées. Elle n’est jamais vraiment débarrassée mais ce n’est pas grave, assis là on s’imagine dans un coin de la cuisine d’Andréa, entre deux sachets de sucre, une cuillère sale et quelques coupons de réduction. Si une chaise est restée libre et qu’elle n’a personne, Andréa vient parfois s’asseoir. Selon l’humeur elle reste de marbre, ou raconte ses souvenirs du quartier. Du temps des filles de joie de la rue de Lappe, du temps des proxénètes qui jouaient aux cartes chez Bastide.
« Un soir je me suis faite embêter par un inconnu rue de Lappe… Une fille est sortie de l’ombre d’un porche pour lui hurler dessus et il a déguerpi ». A l’époque les prostitués du quartier étaient solidaires, elles veillaient les unes sur les autres et protégeaient aussi les enfants. « Les gens de la rue c’était sacré ». Le quartier était fait de petits commerces et de quelques bars incontournables. Un peu plus loin dans la rue de Lappe, Lili était la patronne du bar Chez Bastide. Elle était très forte, et avait un petit chien. Les souteneurs passaient la journée chez elle parce qu’elle était charmante. « Le soir, beaucoup de femmes très bien venaient pour danser, elles avaient des jambes magnifiques ». C’était le Bastille des bandes de motards, des poissonneries, des fleuristes et de la potée chez Monsieur Victor le dimanche… Les souvenirs sont brumeux, ils ne font des histoires que pour celui qui les raconte.
Maintenant Andréa a sa petite réputation, les habitués viennent aux heures creuses, ils passent des coup de fil pour discuter. Et puis l’or noir amène des amateurs du monde entier : « ici c’est presque international, j’ai des clients du monde entier. Ils se donnent l’adresse, quelquefois ils savent exactement ce qu’ils veulent ». Et une à deux fois par semaine, « quand c’est nécessaire », la torréfactrice fait marcher la machine à torréfier et toute la cour Damoye s’emplit de l’odeur chaude et familière du café.
« C’était pas mon heure »
Après avoir vu disparaître une à une toutes les brûleries du quartier, Andréa craint l’heure de la retraite. Elle qui n’a personne pour reprendre le commerce, elle qui n’a connu que ce petit coin de paradis de la Cour Damoye… « Comme disait ma grand-mère : mourir d’accord mais pourquoi vieillir ? »
A l’heure ou cet article est publié, Andréa est partie à la retraite. La Brûlerie Daval n’a pas perdu son âme puisqu’elle est devenue un “Atelier de Torréfaction”, un peu mieux rangé, un peu plus chic, mais qui sent toujours aussi bon.
Texte : David Attié
Photos : Samuel Cortès
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