Voilà presque neuf ans que j’ai quitté le lycée, baccalauréat en poche. Prise dans la nécessité de « réussir » je me suis vite perdue dans un système universitaire acritique présenté comme formateur pour qui souhaite répondre à l’utile et à l’identique. Entre découragements et moments de ruptures, l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis a été mon échappatoire. Par le croisement d’expériences diverses, collectives ou individuelles, j’y ai appris à m’écouter et à entendre les autres, à saisir les traces passées pour proposer approches et réflexions alternatives. Entre autre.
1969. Le Centre Universitaire Expérimental de Vincennes (CUEV) se déploie aux portes de Paris. Ouvert à toutes et tous, diplômé-e-s ou non, travailleur-euse-s, étranger-e-s ou en reprise d’études, ce « ghetto expérimental » s’inscrit dans l’effervescence de mai 68 : il s’agissait alors de dé-cloisonner les frontières entre disciplines dites universitaires, de promouvoir un projet d’autogestion et de faire des savoirs un choix politique. Concrètement, le Centre s’organise autour d’une crèche, d’une école maternelle ou encore d’une cantine autogérée et les prises de décisions s’observent via des commissions où toutes et tous sont invité-e-s.
1971. L’expérimentation est reconnue par l’État. Le CUEV devient l’Université Paris 8 habilitée à délivrer des diplômes institutionnalisant par là-même l’expérience universitaire. Neuf ans plus tard et en quarante-huit heures, Paris 8 est déterritorialisée à Saint-Denis. Les locaux de Vincennes sont fermés puis rasés pour laisser place à une friche. En se déployant de banlieue à banlieue parisienne, le message est clair : le politique ne rentre pas dans la capitale. Les préfabriqués créés dans la précipitation deviennent peu à peu la norme pour être amenés à devenir permanents.
Appropriation des espaces – du potager collectif à la salle autogérée
Septembre 2014. Après une licence de droit dans une jolie fac de banlieue parisienne et une année de césure au bout du monde, j’arrive à Paris 8 par hasard. Enfin, presque. Un peu perdue par la rigidité légaliste, je (me) cherchais un espace bienveillant et alternatif : les études sur le genre me font de l’œil. Dès les premiers jours, je suis émerveillée. Les cours proposés sont surprenants, tant dans leurs formes que dans leurs contenus. Il ne s’agit plus de transmettre un savoir académique via une approche unilatérale, nous sommes au contraire toutes et tous encouragé-e-s à discuter et proposer un raisonnement critique. Par ailleurs, l’atmosphère « Do It Yourself » qui se dégage de ce lieu et de ces espaces est telle que je cherche à m’en imprégner et chaque déplacement devient l’occasion d’une nouvelle balade : je ne le sais pas encore, mais ce que je prends alors pour des « bunkers » verts ou des œuvres éphémères sont en fait les traces d’expériences universitaires diverses. Les rencontres sont belles et ne se limitent pas aux étudiant-e-s du Master. Il m’arrive de m’arrêter discuter autour d’une soupe à prix libre proposée par des étudiant-e-s ou lors de performances artistiques organisées dans les dédales des différents bâtiments. Petit à petit, je commence à saisir que l’Université ne se limite pas à des validations et un diplôme.
Septembre 2015. Deuxième rentrée à Paris 8, mais cette fois, en dehors de celle-ci. J’ai la chance de partir un semestre à Londres dans l’University College of London. Le dépaysement est total. Les locaux ont tout pour plaire : vastes et centraux, avec de nombreuses bibliothèques ouvertes toute la nuit, et même une salle de sieste à côté d’une cafétéria ! Malgré tout, en contraste à ce cocon universitaire, les qualités de Paris 8 m’apparaissent peu à peu. Ici, impossible de suivre autant de cours que souhaité puisqu’ils ne sont pas en accès libre ; les échanges avec d’autres étudiant-e-s sont limités par des structures rigides associatives et les rapports avec les enseignant-e-s redeviennent unilatéraux. Si cela n’ôte en rien à la richesse de ce semestre, j’en arrive à penser que les échanges sociaux sont en réalité au cœur même de la constitution de connaissance.
De l’appel à la révolution à sa commémoration
Janvier 2016. Retour à Saint-Denis Université au bout de la ligne 13. D’un autre oeil, je redécouvre mes copines de cours et de discussions et avance mon temps disponible pour profiter de l’« offre » académique disponible. Les prémisses d’une protestation contre la Loi Travail se font sentir : les contrôles de sacs deviennent des lieux de tractages ; les appels à se rassembler en Assemblée Générale se multiplient ; des collages et graffs contestataires fleurissent plus encore sur les murs… En quelques jours la fac est bloquée. Les étudiant-e-s s’organisent, avec et/ou sans les enseignant-e-s et structures officielles. Alors qu’une consigne circule sur la fin des cours, des ateliers se déploient et la formule « cours alternatifs » voit le jour. Selon les cas de figures, ces derniers sont à l’initiatives des étudiants ou du corps enseignant, ils s’équilibrent entre pratique et théorie, avec en appui la participation d’intervenant-e-s extérieur-e-s. Des semaines « Parle à mon genre ! » et « Paroles non blanches » sont d’ailleurs organisées par des collectives étudiant-e-s pour construire et partager savoirs et connaissances à partir d’expériences vécues lors de cette émulation revendicatrice. Je fais la connaissance de plusieurs personnes aux profils variés, étudiant-e-s, doctorant-e-s, curieux-euses : rencontres éphémères amenées à être réinvesties par la suite. Une cuisine mobile prend place dans une salle de cours devenant cantine, l’amphi X se transforme en salle de sleeping géante : les murs et les espaces de savoirs sont ré-investis par toutes et tous. Et puisque rien n’empêche d’intégrer une dimension festive, des concerts et soirées de soutien sont organisées en fin de semaine. Je comprends pleinement l’importance de la spatialité et des traces in-visibles disséminées.
Traces restantes de revendications
Septembre 2016. J’entame une deuxième Master 2 et change par la même occasion de Département d’Étude. Une fois par semaine les cours sont dé-localisés à Saint-Ouen. « Eurosite », c’est le nom de « domaine » de ce nouveau lieu d’étude en réalité dédié aux séminaires d’entreprise. J’ai un cours complet sur « l’idéologie », laquelle est présentée comme « l’inadéquation au réel ». Nous y sommes. Au travers de ces nouveaux locaux j’expérience la théorie. L’odeur des petits fours, les faisceaux des power point ou encore les musiques d’ambiance, toutes ces petites traces me permettent de saisir l’inadéquation à un réel : alors que nous discutons et tentons de produire un raisonnement critique, à quelques pas, sont performées des discours utilitaristes. L’absurde de la situation est d’autant plus frappant que lorsque je retourne à Saint-Denis, je participe avec d’autres à des initiatives étudiantes au travers de l’auto-gestion d’un espace par exemple : durant une semaine, sont proposé-e-s expositions, performances, ateliers de discussions et concerts en libre accès pour toutes et tous. L’expérience universitaire ne se résume pas à des salles de cours isolées.
Paris 8 ou l’expérience pluriversitaire. C’est ici, entre Vincennes et Saint-Denis, au sein d’un faisceau de traces passées et d’effervescences éphémères que j’ai finalement saisi l’importance de comprendre, de s’écouter et de dialoguer. D’apprendre, en somme. Toutes ces expérimentations, qu’elles soient individuelles, collectives, spatiales et/ou temporelles ne sont finalement pas le fruit d’un hasard, mais d’une interaction riche entre espaces, histoire et individu-e-s.
Dans cet article, a été fait le choix de pratiquer l’écriture inclusive, c’est-à-dire d’utiliser des formes grammaticales, de syntaxes ou encore des termes qui n’invisibilisent et ne discriminent aucune identité de genre. Cette pratique me semble indispensable et participe d’une perspective non-oppressive et féministe, en s’inscrivant dans une « démarche de dénonciation, à la fois de la domination des femmes et d’un système contraignant de bicatégorisation normative des identités de sexes » (Chevalier et Planté 2014 : 30).
Texte : Irène Despontin Lefèvre
Photos : Sashka Kollontaï
Pour aller plus loin !
Sur le choix d’une écriture dite « inclusive »
- CHEVALIER, Yannick, PLANTÉ, Christine, « Ce que le genre doit à la grammaire », in LAUFER, Laurie, ROCHEFORT, Florence (dir.), Qu’est-ce que le genre ?, Paris, Payot, 2014, pp. 7-12.
- Association George Sand, « Manifeste pour plus de justice sociale : l’écriture inclusive », 20 juillet 2015, http://assogeorgesand.blogspot.fr/2015/07/normal-0-21-false-false-false-fr-x-none.html, (consulté le 13 mars 2017).
- Unique en son genre, « Petit dico de français neutre/inclusif », 29 janvier 2016, http://uniqueensongenre.eklablog.fr/petit-dico-de-francais-neutre-inclusif-a120741542, (consulté le 13 mars 2017).
Sur l’histoire de l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
- BERGER, Guy, COURTOIS, Maurice, PERRIGAULT, Colette, Folies et raisons d’une Université : Paris 8. De Vincennes à Saint-Denis, Pétra, 2015.
- SOULIÉ, Charles (dir.), Un mythe à détruire ? Origines et destin du Centre universitaire expérimental de Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2012.
Deux films documentaires :
- CARRÉ, Jean-Michel, SCHMEDES, Adams, Le Ghetto Experimental, France, 1975.
- LINHART, Virginie, Vincennes, L’Université perdue, France, 2016.
Et plein d’autres extraits d’archive en ligne sur l’internet !