Faces Cachées : l’édition autrement

L’Édition, milieu traditionnel et fermé, aurait certainement besoin de renouveau. Cela tombe bien, Faces Cachées, maison d’édition associative, souhaite en bouleverser les codes et en faciliter l’accès.       

Paul, Ouafa et Bakary ont créé Faces Cachées. Une maison d’édition associative qui veut rompre avec la sacralisation de ce milieu, et le rendre accessible à tous. Les trois fondateurs sont originaires des quartiers populaires, où le livre n’a jamais vraiment trouvé sa place. Entreprendre dans cet univers en a surpris plus d’un. Ce qui n’a choqué personne, cependant, c’est la volonté d’entreprendre. Car oui, comme le précise Paul, entreprendre est une notion bien connue, bien assimilée, et bien appliquée dans ces quartiers. Ils ne comptent plus vraiment sur les pouvoirs publics pour bénéficier d’un avenir prospère. L’entreprenariat est alors rapidement devenu une solution privilégiée. Au point même, que ça en devienne une philosophie de vie. Que ça marche ou pas, que tu aies fait tes preuves ou pas, si tu entreprends, « tu perces, mec ».

 

Entreprendre oui, mais comment et pourquoi ?

Ouafa et Paul martèlent que la culture de l’entreprenariat est un art de vivre : « tu peux entreprendre dans n’importe quoi, à condition que tu sois motivé à l’idée de consacrer du temps à des projets qui te plaisent, que tu acceptes l’adrénaline quotidienne, et que tu saches gérer l’omniprésence de l’imprévu. » Alors, ils auraient pu faire dans le classique : ouvrir un fast-food ou tenter leur chance avec un label. Mais les passions, les convictions et les engagements de chacun les ont poussés à l’original. La recherche d’un confort intellectuel, pour eux et pour autrui, les a donc entraînés dans le cercle très fermé de l’édition. C’est pour ces mêmes valeurs, aussi, qu’ils se sont écartés de la voie toute tracée de l’entreprise. Cette voie les aurait obligés à rentrer dans la dynamique d’une start-up : lever des fonds rapidement, embaucher des salariés, et vendre au plus vite. Ils auraient été tentés par le buzz et par ses répercussions financières alléchantes. Avec la sur-médiatisation, difficile aussi de ne pas sombrer dans les stéréotypes banlieusards. Et que ce soit bien clair, Faces Cachées ne fera pas dans le cliché. Le système associatif qui leur apporte, pour l’heure, une franche réussite, leur permet de se concentrer sur l’essentiel. À savoir, apprendre, garder une cohérence intellectuelle, et prendre le temps pour le développement des artistes. Lorsque la question leur est posée, ils ne disent pas non à la création d’entreprise. C’est même presque un objectif. Ça créerait de l’emploi, et ça, ça serait une fierté. Mais aujourd’hui, l’enjeu, c’est la patience pour la défense de projets de valeur. Et les trois entrepreneurs l’ont bien compris.

La création d’une maison d’édition a déjà été motivée par passion pour la lecture, explique Ouafa. Mais le vrai déterminisme, pour elle, a été de constater qu’aucune des maisons existantes ne concordait à ses goûts : « Il existe une carence. Une carence conservée par la déférence et le classicisme présent dans l’univers littéraire. » Elle précise que le milieu est trop sacralisé, qu’il ne permet pas de toucher un large public. La « littérature urbaine » a du mal à faire son trou. Mais la comparaison doit être source de motivation. En effet, d’autres disciplines ont rencontré les mêmes difficultés. La danse, c’était d’abord du classique, du moderne, du contemporain, jusqu’à ce que le Hip-Hop s’en mêle, trouve son public, et devienne incontournable. La sphère littéraire doit connaître la même trajectoire. Elle doit s’adapter aux évolutions de la société, et s’ouvrir à qui frappe à la porte. Faces Cachées y veillera, même plus, y participera.

Paul, un des trois fondateurs de Faces Cachées

 

A qui s’adresse Faces Cachées ?

Il existe une foule de personnes avides d’écriture et d’opportunités. Le projet – inhabituel – de Faces Cachées a surpris beaucoup de gens. Il suffit de voir les réactions sur les réseaux sociaux et dans leurs entourages lorsque la maison a été officiellement lancée. À lire et entendre les réactions, on penserait qu’ils avaient “attrapé le Graal et fait un truc complètement dingue” !

Plus positif encore, à peine la page Facebook créée pour la publication du livre de Bakary qu’ils recevaient des manuscrits ! Ce n’est pas simplement parce que le pays regorge de wannabe-auteurs. C’est aussi parce que le message et les valeurs portés par Faces Cachées ont résonné chez ces personnes, parce que dès sa création la maison est apparue comme innovante, originale, et résonnant auprès d’un tas de personnes qui ne se reconnaissent pas dans les maisons d’éditions classiques, qui semblent si élitistes ou du moins lointaines…

Ce n’est pas pour rien que la couverture de Je Suis reprend les codes visuels du rap ou des affiches de concert qu’on peut voir collées à l’arrache dans les rues. Ce n’est pas non plus pour rien que le travail de Ouafa passe par la simplification du style d’écriture des auteurs, afin de s’assurer que tout le monde puisse lire, comprendre et ressentir immédiatement chaque livre. Il y a cette volonté de montrer qu’“il n’y a pas de décalage (…) ce sont des gens comme nous, qui nous comprennent, qui disent la même chose, qui ont les mêmes messages, mais ils le disent dans un livre”. Et parfait si certains ont pensé que Je Suis était un album en voyant la couverture ! Casser les préjugés sur le livre est un travail de longue haleine ; tant mieux si dès le premier coup d’oeil la couverture parle aux lecteurs ! Au fond, le projet directeur de toute la maison d’édition, et donc des choix de publications, “c’est de raconter des histoires autrement”, et que “cela soit un livre utile, qui raconte quelque chose d’utile”. Et si on remonte aux origines de Faces Cachées, c’est une rencontre de valeurs autant qu’une rencontre de projets.

Paul et Ouafa

 

Et concrètement, Faces Cachées ?

Passées les bonnes intentions, il a tout de même fallu monter cette maison ! L’avantage, c’est que le premier projet était tout trouvé : le livre de Bakhary. Et le nom de la maison, puisqu’ils ont repris celui du blog que tenait déjà Ouafa. Et après ? Après il a fallu apprendre sur le tas. Pour une maison d’édition ou n’importe quel autre projet entrepreneurial, même combat : “il faut galérer les premières années, et avec le temps passer le cap des trois ans, des cinq ans”. Une fois de plus, ce sont ces valeurs au coeur du projet qui restent le fil directeur des choix faits : quels auteurs ? quel projet ?

Les auteurs viennent à Faces Cachées car ils savent que “leur discours ne sera pas modifié”, policé pour “coller” avec une image média toute faite. Mais cela ne signifie pas que tous les projets soient acceptables ou qu’il n’y ait pas un énorme travail d’édition fait avec chacun. Avant tout engagement, Paul et Ouafa rencontrent les auteurs. Ils échangent. Parfois longuement. Ce n’est pas nécessairement parce que le manuscrit idéal est parfait, mais “c’est vraiment au feeling (…), parce que l’on partage quelque chose, qu’on sent quelque chose”. Au fond l’essentiel souvent c’est de réfléchir à “pourquoi j’écris, pour qui j’écris, quelle forme cela va-t-il prendre, et les gens ne le font pas. Ce travail peut ne pas être fait, et c’est normal c’est un travail d’éditeur. Mais si les personnes ne savent pas répondre à ces questions lorsqu’on les pose, que l’objectif est simplement d’être édité, alors on a le sentiment de ne pas être pris au sérieux et on arrête”. Le but c’est de faire des livres utiles et des beaux livres. Le coeur du travail d’édition, au quotidien, c’est ce dialogue entre l’auteur et Ouafa, et ce travail de fourmi de mise en page, de réécriture presque sans fin. “Si le fond est issu d’une réflexion, il peut faire débat, mais la forme doit être totalement professionnelle et irréprochable : on n’a pas envie de tendre le bâton pour se faire battre”. Et là comme ailleurs, le regard de chacun s’affine et s’affirme. Ce professionnalisme devient de plus en plus naturel.

Ouafa, l’une des fondatrice de Faces Cachées

Et demain ? Idéalement ils espèrent passer à plus d’un livre par an. On est loin de Gallimard, Babel ou Actes Sud qui “travaillent par anticipation, ont des agendas sur 10 ans, et commandent des bouquins pour les commémorations à venir dans des années !”. Un tel recul est encore inimaginable : déjà passer à deux livres en un an est un gros challenge. Rien que choisir un manuscrit, c’est déjà terriblement difficile. A la longue, bien sûr, chacun espère se consacrer pleinement à Faces Cachées. En attendant, il faut sortir le prochain bouquin !

 


Entretien et texte : Adrien Crispino & Camille Bonazzi
Illustrations : Afroboyiv

Camille Bonazzi

Camille adore les villes, mais rêve d'Ecosse. Bosse pour la presse en ligne, mais achète des magazines papiers. Naturellement sarcastique, elle essaie d'être honnête pour raconter l'expérience des autres.

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Camille Bonazzi

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