À Recife, les protestations citoyennes trouvent leur origine dans le paysage urbain de la ville et s’expriment essentiellement dans la rue et les réseaux sociaux. Le réalisateur brésilien Kleber Mendonça Filho évoque dans son film Aquarius ces problématiques de manière poignante et authentique. Contrairement à ce qui a été souvent écrit par les critiques françaises, celles-ci ne parlent pourtant pas de la réalité d’un pays mais de celle d’une ville : Recife.
Il y a quelques mois, je suis allée voir le film Aquarius du réalisateur brésilien Kleber Mendonça Filho. En rentrant chez moi à 23h, j’ai décidé de marcher et de passer par la rue des Batignolles et la rue des Dames. Il faisait nuit et les rues étaient désertes jusqu’à Place de Clichy. J’étais sereine, heureuse d’avoir face à moi le calme du 17ème pour penser librement aux images que je venais de voir. Je me suis dis à un moment que je n’aurais jamais pu me balader comme ça, seule, alors que minuit approchait, dans les rues de Recife. C’est d’ailleurs l’une des premières choses qu’on m’ait dite en arrivant là-bas : à la nuit tombée, ne sors pas sans être accompagnée.
En arrivant chez moi, j’ai tapé « Aquarius » dans la barre de recherche Google. J’avais envie de voir ce que disaient les critiques, ce qui avait été écrit sur les problématiques politiques qui sous-tendent la narration du film et qui sont si subtilement évoquées par lui. Malheureusement, rien de tout cela ne m’attendait. Certes, les difficultés politiques et sociales brésiliennes étaient abordées puisque Télérama écrivait par exemple : « Réchappée d’un cancer du sein, libre, indépendante, Clara est une héroïne moderne qui refuse de se laisser broyer par le système, aussi menaçant soit-il. Clara est aussi ainsi, et surtout, une allégorie du Brésil d’aujourd’hui. » On parlait également de la controverse autour du film, de son interdiction au moins de 18 ans au Brésil ou encore de « la grâce de Sonia Braga », l’actrice principale, sublime femme aux longs cheveux bruns.
Rien ne me permettait de saisir ce qui avait amené le jeune réalisateur à choisir de nouveau comme décor de son second film Recife, capitale de la région du Pernambuco, et à montrer à l’écran une femme célibataire en lutte avec des promoteurs immobiliers. Peut-être qu’une réflexion sur des problématiques locales n’était pas susceptible d’intéresser un lectorat européen et fut considérée comme inutile. Je pense pourtant que certaines clefs de compréhension sont nécessaires pour appréhender les enjeux de ce film et ce qu’il signifie à la fois pour Recife, pour le Brésil, et pour le reste du monde.
À Recife, le principal courant de protestation politique actuel trouve son origine dans le paysage urbain de la ville et s’exprime essentiellement dans la rue et sur les réseaux sociaux. Sur la page du mouvement #OcupeEstelita (qui organise des événements d’occupation contre le projet du Novo Recife – Nouveau Recife en français –), on peut lire : « Nous ne voulons pas du nouveau Recife, nous voulons NOTRE RECIFE. » Depuis quelques années – alors que la dictature s’est achevée il y a plus de 30 ans – de nombreuses interventions publiques ont vu le jour afin de satisfaire des intérêts économiques qui ignorent les usages et les besoins d’une part importante de la population réciféenne.
Le projet du nouveau Recife a en effet « chassé » de chez eux de nombreuses personnes afin de pouvoir reconstruire de nouveaux bâtiments, plus modernes et plus en phase avec ce à quoi devrait ressembler le futur de la ville brésilienne. Des projets immobiliers ont ainsi vu le jour, souvent inspirés des constructions américaines et d’une certaine idée du modernisme que ses promoteurs pensent adaptée et adaptable aux réalités locales. Pourtant, au lieu de correspondre à une meilleure appropriation de la ville par ses habitants, ceux-ci sont en réalité exclus de l’espace public, voire même de leurs espaces privés.
Ces projets ont d’ores-et-déjà eu des conséquences déplorables : la fragilisation des habitats d’une des favelas les plus pauvres de Recife suite à la construction de l’immense complexe commercial Rio Mar ; la non-inscription du centre historique de Recife au patrimoine mondial de l’UNESCO suite à l’élévation de deux grandes tours (les « Twin Towers » réciféennes) qui ont défiguré le paysage culturel et architectural du quartier ; la construction coûteuse d’un gigantesque bras d’autoroute ne desservant que les populations riches de Boa Viagem sans apporter de solutions aux problèmes de congestion ; ou encore les baignades interdites sur les côtes… La liste est encore longue malheureusement.
Au début du film, on voit Clara, l’héroïne, se baigner. Elle est surveillée attentivement par le garde de plage qui lui lance, inquiet : « Pas en-dessous de la taille ! ». Ce passage peut sembler anecdotique. Il ne l’est pas pour les Réciféens. En effet, depuis plusieurs années les aspirants baigneurs de Recife sont obligés de renoncer à leurs velléités suite à la recrudescence d’attaques de requins. Celle-ci s’expliquerait par des perturbations environnementales directement liées à l’intervention humaine : la mise en service du port de Suape en 1992, dont les infrastructures ont perturbé les habitudes des requins, les a poussé à se rapprocher des côtes. Le port se situe à environ 40 kilomètres de la plage de Boa Viagem, où ont eu lieu la plupart des attaques.
Il n’est pas anodin non plus que Clara soit une ancienne critique musicale qui écoute aussi bien Queen que le titre Toda menina Baiana de Gilberto Gil : on voit là toutes les interactions musicales qui ont pu exister entre le nord et le sud du continent américain et plus largement entre la culture anglo-saxonne et la culture brésilienne. Recife a été particulièrement influencée par celles-ci : encore aujourd’hui, parmi les bacs des vendeurs de vinyles et de leurs collectionneurs, ce sont le rock US des 70’s, le forró, la samba, la MPB et le manguebeat local inventé par Chico Science qui prédominent. Par la musique se dévoile toute la complexité, l’amour et le désamour existant entre la population brésilienne et la première puissance du monde.
Quelles réponses donner aux problèmes urbains et maritimes de la « Venise brésilienne » ? Des habitants, majoritairement issus de la classe moyenne de la ville du Nordeste ont initié des mouvements de protestations. S’exprimant dans la rue ou sur les réseaux sociaux, ils créent des événements de réflexion ou festifs afin de rappeler les racines identitaires de la ville. En premier lieu, une ville dont la vie est rythmée par la musique.
L’art dans la rue est un des principaux moyens utilisés pour revendiquer ses droits et en particulier le droit à la ville, problématique émergeant dans les années 60 en Occident qui rencontre aujourd’hui toute son actualité au Brésil. L’insécurité dans l’espace public, le manque de moyens publics, les lobbies privés, la corruption, les problématiques de ségrégation sociale ou encore les difficultés économiques du pays en dessinent les contours et rendent cette revendication unique en son genre.
Pourtant, c’est un combat que beaucoup d’entre nous mènent à l’heure actuelle, silencieusement ou à voix haute, comme un fardeau invisible ou comme motivation pour agir et occuper l’espace public. En cela, la belle Recife, à des milliers de kilomètres de Paris, est un exemple inspirant pour penser les problématiques urbaines qui nous entourent.
Nous pouvons observer avec attention les initiatives prises par les habitants de Recife : ceux-ci demandent une plus grande consultation de la société civile et une gestion publique des projets d’urbanisme à la place de la promotion des intérêts de groupes immobiliers. La mobilisation des habitants prend souvent la forme de manifestations musicales et pacifiques destinées à provoquer une prise de conscience des pouvoirs publics. Sans ces actions et en particulier celles du mouvement #OcupeEstelita, le projet de tours faisant front à la mer aurait déjà été réalisé (bloquant son accès aux quartiers situés derrière lui) pour satisfaire les attentes d’une minorité privilégiée. Véritable cri des coeurs et des esprits, ce mouvement est au fondement des convictions exprimées en filigrane par le film de Kleber Mendonça Filho. Il est regrettable que cet engagement n’ait pas été mentionné dans la plupart des écrits ayant accompagnés la sortie du film et son passage à Cannes.
Dans Aquarius, il fallait voir cela, mais aussi la beauté paradoxale des Reciféens, faites de doutes face à l’avenir, de désespoir face aux obstacles rencontrées, et d’oubli momentané dans la musique et la danse.
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