À Toulouse, le squat des Arènes regroupe près de 400 personnes d’une vingtaine de nationalités différentes. Ici se côtoient des familles et des personnes isolées. C’est aussi le rendez-vous de trafics en tout genre. Rencontre avec un monde où les scènes de la vie quotidienne font face à l’insalubrité des locaux et à la violence omniprésente.
À quelques centaines de mètres de la station de métro du quartier, une impasse. Celle des Arènes. Au fond, des silhouettes se déplacent sans bruit et disparaissent sous la barre d’immeuble voisine de 15 étages. Au croisement de la rue, un panneau a été recouvert de bombe noire. On y distingue le nom de Cegelec. Au numéro 11, le portail de l’entreprise est grand ouvert, la pancarte d’accueil est elle aussi taguée. Depuis 2015, les bâtiments accueillent le plus grand squat de Toulouse. Tristement réputé comme étant aussi l’un des plus importants de France.
Sur le parking d’entrée, des hommes sont adossés aux voitures. L’un d’eux, assis sur le capot d’une Audi, demande : « Vous cherchez quelque chose ? » Il porte une oreillette. Un autre homme s’approche et indique l’arrière du site : « ici, il n’y a rien à voir. » Le long des murs, des monticules de déchets en tout genre parsèment le sol : canapés déchirés, caddies, frigos, vélos d’enfants cassés… Une forte odeur de poubelle se dégage de l’ensemble du squat. Derrière le bâtiment central, cinq enfants slaloment à vélo autour de plusieurs carcasses de voitures gisant sur le parking.
Plus loin, un homme s’affaire sur l’une d’elles. Une bouteille de bière 1664 Gold tient le capot du véhicule, un tournevis sert de cric. Les mains pleines de cambouis, Artur démonte les pièces du moteur. Tous les jours, il se retrouve sur ce parking à désosser des voitures. Il répète sans relâche : « C’est mon travail. Je travaille beaucoup ». D’origine tzigane, il vit ici depuis sept mois avec sa femme et ses quatre enfants. Avant, il était ferrailleur à Tirana, capitale de l’Albanie. Rejetée et discriminée pour leurs origines, la famille Qemeri quitte le pays et se réfugie en France en 2013. Leur demande d’asile a été refusée. Depuis, ils errent de squats en bidonville. Parfois, il ne reste que la rue. Artur mime la taille d’un enfant avec sa main, « depuis que je suis tout petit, je me sens exclu ».
Exclu, son fils Edouart, 12 ans, l’est aussi. Casquette du Barça vissée sur la tête, on perçoit à peine son regard. Il ne la quitte jamais. Au pays, l’adolescent pratiquait ce sport en club. « J’étais bon, mais mon niveau a beaucoup baissé ». Quand Edouart veut aller jouer au ballon sur le terrain de l’immeuble voisin, il est écarté. « Ils sont tous Algériens. Ils ne veulent pas jouer avec moi. Ils m’insultent pour que je parte ». Au collège, Edouart est seul et se fait parfois battre par les autres élèves. Pourtant, lorsqu’on lui parle des cours, le jeune albanais relève fièrement la tête. Ses yeux illuminés apparaissent : « Je suis en 5eA ! J’adore l’école, surtout l’anglais ! » L’enfant commence à se présenter et à poser des questions : « Hello, my name is Edouart. How are you ? » Artur est très fier de son fils : « À l’école, il est très bon. Il a pris toutes les options possibles ». Comme Edouart, ils sont environ 150 enfants sur le squat. Certains ne sont pas scolarisés.
Dans le bâtiment voisin, Yodalga, une grand-mère bulgare de 58 ans, veille sur ses petits-enfants. Sa plus grande peur : qu’ils s’électrocutent sur les fils dénudés qui pendent des plafonds et jonchent le sol. Quelques minutes plus tard, de la fumée se répand dans les couloirs. Personne ne semble paniquer. Au rez-de-chaussée, on rassure : « C’est juste l’électricité qui a sauté ». Pour avoir le courant, des branchements sauvages ont été installés sur le réseau municipal. Par la fenêtre, Yodalga montre du doigt les câbles dans les arbres. Tels des guirlandes de Noël, ils entourent les branches puis se raccordent aux autres locaux. Il y a deux semaines, certains ont tenté de se raccorder sur la borne électrique du tramway.
Le courant est souvent coupé. En décembre, c’était aussi le cas de l’eau courante. La mairie de Toulouse a finalement installé un modeste robinet sur le parking. Toilettes bouchées, douches inexistantes, les conditions de vie sont très précaires. Pour se laver, Lumturi, la femme d’Artur, fait chauffer sur sa plaque électrique de l’eau dans une marmite. Son mari rentre du travail et dépose soigneusement ses outils dans une ancienne sacoche d’appareil photo. Il s’assoit péniblement et regarde ses mains noircies par le labeur. « Les chiens ont un passeport et dorment dans une maison. Ils sont mieux traités que nous… C’est normal ça ? ».
Des tags tapissent les murs de leur chambre de fortune. On peut lire sur l’un d’eux : « La vie est belle. » Mais Lumturi ne cesse de répéter : « C’est très difficile ici ». Dans le bureau aménagé, un matelas est posé à même le sol. Les autres sont rangés contre le mur. Ils sont six à vivre dans ce 10 m². Au fond, des sacs d’habits recouvrent les étagères et les poches de médicaments se mêlent aux cahiers de cours des enfants. Lumturi est diabétique, Artur, lui, souffre du dos après une opération des lombaires. Ces médicaments ont été donnés par le centre de santé communautaire de Toulouse. Quand il montre le nombre 115 apposé sur la porte de sa chambre, Artur en rigole. Le 115, ils l’ont appelé à de nombreuses reprises. Mais le service de veille social est saturé depuis des mois. Artur n’essaye même plus de composer le numéro.
Dans le local voisin, Minka, 53 ans est parée d’une robe de chambre bleue à cœurs blancs. Elle passe la serpillière devant la porte de son épicerie improvisée. C’est le lieu où se rassemblent la plupart des habitants du bâtiment. Comme elle, la majorité est Bulgare. « Un café Madame, s’il vous plaît », disent-ils tous en français à peine rentrés dans la pièce. Minka lâche son balai et passe derrière le comptoir : une simple planche de bois posée sur un bureau. Machinalement, elle remplit et tasse le café dans le filtre pour ensuite le faire bouillir. Elle récupère les 40 centimes et tend le gobelet. Son épicerie est un lieu de convivialité. Chez Minka, on discute, on rigole, on fume du haschich aussi. Certains viennent d’autres squats de la ville pour retrouver des connaissances et ils l’avouent : « Pour dealer ».
Aujourd’hui, Minka n’a pas le sourire. Les yeux tirés par la fatigue, elle souffle et hoche la tête continuellement : « Cette nuit, je n’ai pas dormi. Il y a eu beaucoup de bruit, des bagarres et plusieurs vols ». Ce qu’elle décrit ici, c’est le quotidien du squat. « Bagarre, toujours bagarre », le mot revient constamment dans les discussions. À la table du café, on s’accuse mutuellement de vol, le ton monte rapidement. Cette tension se retrouve dans les relations entre les communautés. Le soir comme la journée, des rixes éclatent. Par exemple entre Bulgares et Maghrébins. Un stress constant pour les familles. « On se réveille toutes les nuits. Les enfants pleurent et tremblent avant d’aller à l’école », décrit la tenancière de l’épicerie, les larmes aux yeux.
À l’autre bout du squat, Lumturi partage cette même sensation de peur. Lorsque ses enfants rentrent du collège, ils restent dans la chambre. Edouart, son fils, ne sort pas de chez lui même pendant les week-ends et les vacances. « J’ai vu des gens avec des couteaux et aussi des pistolets », témoigne-t-il. Sa mère rajoute : « Ici, c’est très dangereux pour les familles ». Une violence omniprésente, sur fond de trafic de drogue et d’armes. Cette situation inquiète le voisinage. Dans le quartier, la rumeur gronde.
Olivier est patron du restaurant situé en face du squat. « Mon chiffre d’affaire a été divisé par deux le soir. À partir de 20 heures, il n’y a plus personne dans la rue ». L’homme est persuadé que le trafic d’armes s’est implanté dans le quartier. D’autres riverains parlent même de mafia russe présente sur place. Pour Olivier, l’évacuation ne peut que dégénérer. « Le jour où ça va péter, je m’attends à ce qu’ils viennent casser les vitres de mon restaurant. Je préfère donner les cinquante euros de liquide que j’ai dans ma caisse plutôt que de me prendre une balle ». Ces inquiétudes et témoignages ont alerté les autorités.
Dimanche 22 janvier, dans la nuit, l’antenne locale du RAID est intervenue pour vérifier la présence d’armes sur le squat. Quatre personnes ont été arrêtées. Une descente violente qui a marqué tous les esprits sur place. Quand Lumturi en parle, elle fait des grands gestes et répète « boum, boum, boum », pour raconter l’intervention. Les portes ont été défoncées à coups de bélier et des bombes lacrymogènes ont été tirées. Une femme s’emporte, son bébé de deux mois dans les bras : « Pour qui ils nous prennent ?! Mon enfant est asthmatique, il a failli mourir étouffé ! » Depuis cet épisode, la tension est montée d’un cran. Tous redoutent l’évacuation du lieu. La mère ajoute : « Avant, les rondes de police nous rassuraient. Mais maintenant, mes enfants ont peur d’eux ».
Dans ce climat d’angoisse, les familles attendent des solutions. Minka aimerait travailler en tant que femme de ménage. Son mari Jenko part, lui, tous les matins à la recherche d’un poste de maçon. Mais tous deux ne trouvent pas d’emploi. Thomas Couderette, bénévole au Collectif d’entraide et d’innovation sociale (Cedis), voudrait permettre à Minka et Jenko de monter une épicerie, pour gagner légalement leur vie. Il accompagne le couple depuis son arrivée à Toulouse en 2013. Cette semaine, l’association France Horizon a été mandatée par la préfecture pour faire un état des lieux du site.
Dès le 30 janvier, un recensement des habitants du squat sera effectué. L’objectif est de trouver des solutions de relogement pour un maximum de famille avant l’évacuation du lieu prévue dans quatre mois. Thomas Couderette le reconnaît : « Ici, c’est un cas unique. Sur les 400 personnes, la moitié seulement sera relogée ». De son côté, Artur ne se fait pas d’illusions : « On va sûrement retourner dans la rue. De toute façon, depuis qu’on est en France, on nous dit « bon courage, bon courage », mais rien ne change ».
Texte, photos et infographie : Michaël Naulin & Soizic Houllier
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