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Les Orgues de Flandre – Prendre de la hauteur pour rompre avec le banal

Avec ses 39 étages et ses 123 mètres de hauteur, la tour Prélude domine le ciel de Paris en détenant le titre de la plus haute tour d’habitation de la capitale. Au cœur du quartier de la Villette, dans le 19è arrondissement, elle est l’une des émergences des Orgues de Flandre qui réunit pas moins de 1950 logements en quatre tours et plusieurs bâtiments d’une quinzaine d’étages, dont les silhouettes si particulières sont aujourd’hui classées au patrimoine du XXè siècle.

C’est pour rompre avec la banalité de l’architecture des années 1960 qui aligne sur l’ensemble du territoire français de longues barres d’immeubles dont la monotonie paraît sans fin, que naît en 1976 l’un des seuls grands ensembles situé à l’intérieur du périphérique parisien. Projet urbain gigantesque à l’échelle de capitale, il est l’oeuvre de l’architecte allemand Martin Schulz Van Treeck qui souhaitait bâtir pour les habitants de Paris une vaste cathédrale de béton. Il leur offre alors des logements teintés de symbolisme religieux et dont la composition est parcourue de références ecclésiastiques. Le projet fait alors le grand écart entre le divin par sa majestueuse architecture et le quotidien de ses habitants qui passent et se croisent aux pieds des tours.

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C’est en passant par la porte des Flamands, arc de triomphe miniature écrasé entre les deux bâtiments dont les porte-à-faux emblématiques marquent l’entrée de l’îlot Riquet, que l’on pénètre dans l’enceinte sacrée des Orgues de Flandre. Sous la surveillance panoptique des tours, inlassablement attiré vers le haut le regard du passant scrute les étonnantes prouesses d’une époque qui ne voyait pas la densité comme un désavantage potentiel, mais bel et bien comme une force de groupe.

Prélude, Fugue, Cantate et Sonate… tels sont les noms des quatre tours qui jouent au quartier leur symphonie de béton armé en s’élançant vers le ciel gris de Paris, comme les tuyaux de l’orgue tendent vers les voûtes de leur cathédrale. Dans ce sanctuaire moderniste, les hiérarchies conventionnelles sont inversées : les lieux publics deviennent mineurs, banals, alors que les logements eux se monumentalisent. D’une verticalité infinie, les tours dentelées empreintes d’une poésie aux accents brutalistes atteignent en s’affinant au fur et à mesure une hauteur allant de 123 à 90 mètres. Du sol à leur couronne, une composition de plein et de vide alterne des bandes verticales le long desquelles se superposent fenêtres, pans de carreaux de grès blancs et loggias.

Plus bas, les autres bâtiments de logements aux formes organiques défient les lois de la gravité par leurs encorbellements successifs et semblent léviter au-dessus de l’allée centrale. Comme une politesse faite aux résidents, ils s’écartent pour les accueillir et accompagner leur entrée. Leurs façades se parent de larges balcons et de fenêtres hexagonales, comme pour poser sur la ville alentour un nouveau regard. Légèrement détachés, les escaliers hélicoïdaux s’élèvent en spirale le long de leurs façades, rappelant ceux qu’empruntent les évêques pour accéder à leur chaires.

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De cette architecture sacralisée, l’ultime clin d’oeil prend les traits d’une fresque en trompe l’oeil qui esquisse l’antre d’une église sur les murs du square en rez-de-chaussée. C’est à ce niveau, sur la terre ferme, que se joue le quotidien commun des habitants qui pour ne pas se sentir écrasés par leurs propres habitations s’élevant au-dessus d’eux, disposent d’un espace public conçu sur mesure.

Pour le conceptualiser et esquisser les courbes d’un parc en modèle réduit, Van Treeck met au point un outil que l’on pourrait qualifier à l’avant garde de la maquette 3D : le relatoscope — équivalent pour l’architecture de l’endoscope médical. Le concept est simple, à l’intérieur d’une maquette de carton, il déplace une caméra miniature qui lui permet de visualiser son projet à l’échelle d’un piéton. Il peut ainsi appréhender les proportions réelles de l’espace au cœur de ses bâtiments, vu d’en bas. Il crée alors un espace central en creux et décale les étages des bâtiments pour offrir une alcôve protectrice aux habitants, une sorte de cocon troglodyte taillé dans la masse.

Mais comment prévoir à l’époque que cette intimité paradisiaque puisse se transformer en un espace refermé sur lui-même, où nul ne circule, où nul ne s’arrête, mais qui catalyserait les dommages d’un quartier qui fléchit dès les années 1990 sous le poids de la drogue et du chômage ? Plusieurs dizaines d’années après leur construction, les Orgues se transforment en ogres et leurs habitants deviennent les tristes spectateurs des limites du projet de leur architecte. Depuis leur logement ils voient l’îlot se muer en un marché clandestin à ciel ouvert qui devient le théâtre de plusieurs règlements de compte dont les balles transpercent en 2008 le silence blanc du béton.

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Depuis ce temps, les cinémas, restaurants et autres bars qui ont fleuri au bord du canal et dans l’ensemble de l’arrondissement ont apporté avec eux un nouveau souffle à un quartier plus apaisé et diversifié. Les habitants des Orgues eux, se sont réappropriés l’espace public en bas de leur logement, lieu de transition privilégié entre l’agitation de la ville et la tranquillité de leur chez-soi.

Aujourd’hui lorsque l’on se promène au pied des Orgues de Flandre, on entre dans ce monde à part où se distinguent au loin les bruits des voitures qui dévalent l’avenue de Flandre. Ici, les rires et les ballons ricochent contre les murs de béton, dans un écrin minéral teinté par les rayons bas de l’hiver qui en adoucissent les angles et les recouvrent d’une étrange aura. Au milieu de l’entrelacs de voies goudronnées qui sillonnent les enclos engazonnés du parc, se cache un oasis ludique dans un univers trop gris et trop sérieux. Une minuscule aire de jeux au sol en caoutchouc bleu accueille les exploits et autres aventures des plus jeunes habitants. Les joues rougies par le froid et laissant s’échapper de leur bouches des volutes de buée, ils escaladent les jeux, le toboggan et même les portillons de ce monde de lilliputiens. Depuis les bancs vert bouteille, la soeur aînée ou le grand père les surveillent, leurs yeux parcourant de temps à autre les tours en contre plongée que les persiennes de mille couleurs transforment en timides arc-en-ciel.

Un peu à l’écart, sur leur terrain de foot entouré de barreaux, des jeunes jouent au foot en fredonnant des paroles de rap. De toutes leurs forces ils catapultent les ballons qui atterrissent parfois dans les buts, parfois dans les filets autour du terrain. À chaque coin de bâtiment se croisent les habitants des Orgues. Une petite fille s’est perdue et sonne chez une vieille voisine amie de sa grand-mère pour tenter de la retrouver ; des enfants slaloment dans les allées du square en vélo ; certains, un sac de sport sur l’épaule, vont faire quelques longueurs à la piscine attenante ; tandis que des hommes plus âgés se baladent par paire en traînant le pas, parfois une canette de bière à la main.

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En bas des tours, les habitants se retrouvent à l’écart des rues du Nord-Est parisien qui ne se reposent jamais. Dans l’îlot Riquet, au pied des interminables logements, on se retrouve, on se parle, on rit ou on flâne. On trouve ici tout ce que l’on peut attendre d’un véritable espace public, inlassable lieu de frictions, de rencontres, d’échanges, et parenthèse dans une ville en perpétuel mouvement. Les Orgues de Flandre resteront le souvenir d’une prise de risque architecturale et urbaine, une ébauche de logement social qui élève ses habitants sur un piédestal, et où la vie de quartier et les relations de voisinages sont encore admises.

 


Texte : Pauline Scannella
Illustrations : Heidi Zickler

Pauline Scannella

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Pauline Scannella

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