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« Eat Me » ou comment transformer un matelas en religieuse ?

En avril 2016, l’artiste Lor-K a commencé son projet « Eat Me », une série de 30 sculptures d’aliments géants réalisées à partir de matelas trouvés dans la rue. Noise l’a rencontrée alors qu’elle réalisait sa 27ème « recette » : une pâtisserie, la religieuse.

Quand je suis arrivée au 17 boulevard Pereire à 14h, ça faisait déjà un peu plus de trois heures que Lor-K travaillais sur un matelas trouvé sur place le matin-même. « J’ai tourné pendant deux heures pour le trouver ! » m’a-t-elle confiée. Je ne voyais alors que deux profiteroles décolorées. Le nappage lui était bien avancé, tandis que la chantilly reposait sur le rebord d’une fenêtre.

Le projet « Eat Me » est né un soir. « Ça a été comme une illumination, un moment où pas mal de choses ont concordé. » C’était le printemps, le retour des couleurs et Lor-K avait envie d’un projet plus lumineux. « Ça faisait pas mal de temps que j’étais dans des projets assez sombres. J’avais déjà travaillé avec des matelas, et je trouvais que le projet n’était pas assez abouti. Il fallait que je fasse de nouveau quelque chose avec cette matière. D’autant plus que les matelas font partie des objets les plus délaissés dans la rue. J’en voyais partout, c’était un peu devenu une obsession. »

Lor-K avait aussi voyagé un peu partout en Europe pour le projet « Dans ce monde » débuté en mars 2014. Elle s’était vite rendue compte que dans les grandes villes et leurs aéroports, c’était toujours la même bouffe qui était servie. Tu peux te retrouver à manger les mêmes plats partout, indifféremment des cultures culinaires locales. « C’est là que j’ai compris que l’industrie de masse alimentaire était une réalité : les sushis, les pizzas, les burritos sont devenus des plats universels. »

C’est comme ça que depuis avril, Lor-K a commencé à mesurer, découper, trier, ficeler et bomber des matelas qu’elle trouve dans la rue. En moyenne, c’est un nouveau plat qui est ainsi créé chaque semaine depuis avril dernier. En tout, 30 recettes répertoriées, imaginées à l’avance ou sur place selon les conditions techniques (les dessous des matelas conditionnent l’oeuvre), formeront le projet qui se terminera d’ici le 31 décembre. Début 2017, elle choisira les photos finales pour éditer un ouvrage composé d’éléments cartographiques, de détails inédits sur chacune des recettes, de notes sur ses rencontres avec les passants, ou encore de ses ressentis et impressions.

Ça faisait déjà quelques minutes qu’on parlait lorsqu’un monsieur, vêtu d’une veste en jean, est sorti de l’immeuble de droite. Il allait saluer le marchand qui tenait une petite boutique à côté de là où nous nous trouvions. Après avoir regardé avec attention comment Lor-K s’y prenait pour faire de deux profiteroles matelassés une religieuse, il a dit :

– « Alors c’est bon il est prêt votre Père Noël ? »

– « Ah bon ! c’est un Père Noël ? » a dit le gars de la boutique.

– « Mais non, vous savez bien ce que c’est. Et vous aussi d’ailleurs ! Je vous l’ai dit ce matin » a répondu Lor-K avec une voix douce et souriante

– « Mais oui, on plaisante ! »

– « C’est marrant, c’est moi qui ait descendu le matelas là ce matin et à peine je l’avais sorti qu’elle me l’avait piqué ! »

Plus tard, Lor-K m’a expliqué : « Tu vois ce que je disais ? Si je déplaçais les matelas que je trouvais, y’aurait pas tous ces échanges, ces interactions, ces jeux de rencontres, cette vie ! C’est pour ça que je préfère faire ça ici, dans la rue, plutôt que dans un lieu dédié à l’art. »

Les expositions pour « Eat Me » ça viendra, mais après. À chaque fois qu’elle réalise un projet, Lor-K en rassemble les traces : géolocalisation, photos, vidéos, notes (dialogues des rencontres, impressions) etc. Ce sont ces traces qui serviront à raconter et à transmettre l’histoire du projet« Eat Me ». C’est elles qui feront l’oeuvre. « Je ne perçois pas mes sculptures comme des œuvres dans un musée à ciel ouvert, mais plus comme des créations en expériences. Pour moi ce n’est pas l’objet en soi qui est le plus intéressant, c’est tout le concept et le contexte de réalisation. Dehors, mes créations sont amenées à évoluer, elles ne sont pas pérennes et sont soumises aux aléas du temps et des passants. » 

 

C’est la ville qui inspire Lor-K. « Mes interventions, je les vois dans l’espace urbain et pas ailleurs. C’est un endroit où je me sens bien et qui fait sens pour moi. La ville m’influence et m’offre des idées. J’ai l’envie de surprendre le citadin dans son quotidien en créant des moments de rencontre autour de la création. C’est la force des arts de rue : ils dépassent les clivages par leur accessibilité. »  

À un moment, je me suis tournée vers le monsieur à la veste en jean, toujours présent, pour lui demander si le matelas était à lui. Il m’a dit que non, qu’il appartenait à une famille du haut de l’immeuble dont il est le gardien. Lor-K avait fini le montage et commençait à bomber.

– « Faut pas faire le mur hein ! » 

– « Vous inquiétez pas Monsieur, je fais de la sculpture, pas du mur. »

Des sculptures dans l’espace urbain, ça peut parfois surprendre. Quand on parle de street art, on pense plutôt aux bombes de couleurs recouvrant les surfaces verticales de lettres et de formes multicolores. Pourtant, la rue regorge de matières premières à exploiter pour créer de nouveaux objets. Avant « Eat Me », Lor-K avait déjà utilisé ces déchets urbains pour son projet« Objeticide », une série de meurtres d’objets. On pouvait alors trouver au détour d’une rue un frigidaire sanguinolent de peinture rouge ou un canapé à l’agonie. « Quand j’utilise les objets jetés dans la rue, j’essaie d’attirer le regard des passants sur nos déchets. C’est une manière de mettre en lumière les matières premières dont ils sont composés. Un matelas par exemple c’est avant tout un bloc de mousse ; une table bancale reste une planche de bois… Par contre, je ne parle pas de recyclage puisqu’en les bombant je nuis à ce processus. C’est plus l’idée de transformation, de réutilisation qui m’intéresse. » 

Quelques exemples de créations issues du projet “Objeticide” à voir sur le site de Lor-K

Les possibilités sont infinies puisque Lor-K laisse derrière elle toutes ses pièces. « Quand je les abandonne, c’est comme si je les jetais à mon tour. C’est un moyen de m’en déposséder et de les laisser face à leur avenir : les poubelles le plus souvent, mais peut-être autre chose, qui sait ? »

Je lui ai demandé si elle restait parfois pour voir ce qui se passait. « Je ne systématise pas l’observation à distance pour tous les projets, j’ai pas envie de tomber dans la caméra cachée. Pour « Eat Me », je trouve ça plus poétique de laisser le mystère. Qui les mange ? »

« Je suis déjà restée pour certains projets comme « Christwaste » par exemple. C’était la dernière intervention de la série, le cadeau du 31, je me suis installée dans un bar en face pour observer la scène : personne n’osait ouvrir le paquet et finalement une personne l’a fait au bout de 5h d’attente. Laissé là, il aura fallu plus de 6h pour que les éboueurs ramassent le tout. »

Pour Lor-K, c’est le devenir des créations et leur possible réappropriation qui fait la beauté des arts de rue. L’abandon est volontaire. Les gens tombent dessus de manière aléatoire, par hasard, au coin d’une rue, d’une ruelle, d’un boulevard. Les endroits ne sont pas choisis pour leur popularité mais simplement parce qu’un matelas était là. « Ça ne me dérange pas de passer inaperçue. Si l’endroit est déjà reconnu comme un spot street-art ça m’attire moins, je préfère poser dans des endroits inattendus et incongrus. Cela me permet de proposer mon travail à un public qui ne s’y attend pas. »

J’ai demandé au gardien ce qu’il pensait du travail de Lor-K. Il m’a dit qu’il trouvait ça marrant. Au même moment, une vieille dame en long manteau beige est sortie de l’immeuble avec son petit-fils. Elle n’avait pas l’air content. Sans un bonjour, ni un sourire elle s’adressa à nous :

– « Vous comptez rester là longtemps ? »

– « Encore une petite heure mais faut pas s’en faire, après tout sera débarrassé », a dit Lor-K en souriant et en continuant de ficeler la ganache en chocolat.

– « Ah oui, bon… Parce que bon… Allez allez on y va ! »

Une fois la dame partie, le gardien qui avait assisté à toute la scène a dit :

– « Elle, c’est la plus chiante du coin ! »

Suivant les passants, les interactions changent. « Le matelas est souvent vu comme un objet repoussant, les gens n’aiment pas les ramasser. Un matelas c’est là où la vie se crée : on y dort et on y meurt. Y’a un rapport très intime avec cet objet. Ca me plaît d’utiliser les rebuts que les passants cherchent à ignorer. J’aime aussi l’aspect sauvage de la chose, le fait de n’avoir à attendre l’accord de personne pour travailler. »

Le GIF réalisé par Lor-K à la suite de la réalisation de la sculpture

Au fur et à mesure que les aliments prennent forme et que la couleur est ajoutée, les regards changent et deviennent plus enthousiastes. « La nourriture est un sujet universel, il y a un phénomène de reconnaissance immédiate. » En fait, ce que Lor-K arrive à faire, c’est transformer l’interprétation qu’ont les gens sur les objets qui entourent leur quotidien avec « quelques coups de ciseaux et de bombes. » À partir du répugnant (le matelas), elle crée du beau (un aliment appétissant). « C’est beau à la fin mais ces recettes ne sont pas faites de choses saines. Pour moi, faire ces aliments géants, très colorés et appétissants, c’est comme mimer notre propre société de consommation, c’est un peu comme si on mangeait notre propre merde. Par ailleurs, c’est aussi arrivé qu’on me prennent pour une personne qui vit dehors. Un jour, en me voyant sur le matelas, un enfant a demandé à sa mère : « elle est pauvre la dame ? » C’est tout un aspect autour de la stigmatisation qui devient intéressant : ces objets sont synonyme de précarité et font échos aux personnes qui ne mangent pas à leur faim. Y’a donc une forte ironie à en faire des sculptures de nourriture qui attirent tous les regards. »

Pour Lor-K, l’une des rencontres les plus marquantes était rue Jean-Pierre Timbaud, pour sa recette de gauffre. « Une gosse passe avec sa mère pendant que je préparais le chocolat. Elle regardait la ouate peinte en marron et dit « Maman, c’est des chaussettes sales sur la mousse ? » la mère explique alors sa vision « Mais non, c’est le coulis de la gaufre… » C’est à ce moment que j’ai compris : les enfants n’arrivent pas à voir l’objet dans sa globalité s’ils n’ont pas de recul suffisant. Leurs regards, naïf et microscopique, font surgir de nouvelles interprétations. Du coup, les parents portent souvent leurs enfants pour qu’ils aient une autre perspective de la situation. »

En partant, le gardien a dit  :

– « Bon bah au revoir et bon courage ! Hâte de voir ce que ça va donner ! »

La religieuse terminée !

J’en ai profité pour demander à Lor-K ce qu’elle envisageait pour la suite. Pour les nouveaux projets en extérieur, rien ne semble encore fixé ! Elle pense continuer « Dans ce monde ». Et d’ici les prochaines semaines, elle compte se consacrer pleinement à la concrétisation de « Eat me » pour le proposer en lieu d’exposition. « Comme si on venait consommer de l’art, j’aimerais explorer la thématique du fast-food. » Déjà bien avancée dans la scénographie qu’elle veut mettre en place, il ne lui reste plus qu’à trouver le lieu idéal pour le présenter !

Photos : Samuel Cortès 

Texte et interview : Fiona Forte

Fiona Forte and Samuel Cortès

Originaire de l’Essonne, Fiona construit sa réflexion autour de la ville à travers des projets visuels et éditoriaux pensés pour donner la parole aux habitants. Après des études de lettres et de sciences politiques, elle se tourne vers le journalisme et l’organisation de manifestations culturelles, en se spécialisant dans les enjeux urbains. En parallèle, sa pratique photographique s’enrichit au contact des pays qu’elle parcourt, notamment ceux du continent américain, et de reportages en région parisienne. Elle se consacre actuellement à l’écriture d’un documentaire vidéo sur le carnaval de rue brésilien et à la réalisation d’une série photographique sur les liens entre masculinité, féminité et séduction.

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Fiona Forte and Samuel Cortès

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