Pour conclure notre série sur le cannabis, voici le compte-rendu de la conférence « Cannabis en France : comment régulerait-on une économie légalisée ? » qui s’est tenue à l’Université Paris Diderot VII le 30 novembre dernier. Près de deux heures de débats, nourris par des avis éclairés par des sources variées. Dans ce dialogue entre un maire, des chercheurs, un scientifique et un ancien dealer, beaucoup de points de convergences mais aussi d’accrochages ont été soulevés. Avec une conviction : la situation actuelle est une impasse.
Ils étaient cinq à s’exprimer et présenter l’état de leurs recherches et de leurs activités, au fil d’une discussion animée par Yerim Sar, journaliste au Mouv’, Première, Noisey, Abcdrduson et Vice. Deux chercheurs : Christian Ben Lakhdar, économiste de la santé, des drogues et des addictions et membre de l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies, collaborateur du think tank Terra Nova sur la question du cannabis et David Weinberger, sociologue et chercheur à l’Institut des hautes études sur la sécurité et la justice. Un homme politique, Stéphane Gatignon, maire de Sevran. Un entrepreneur, Sébastien Beguerie, fondateur d’Alpha-CAT, entreprise spécialisée dans la certification et le contrôle qualité des cannabisoïdes à usage médical. Et enfin Hype, rappeur et ancien trafiquant. Des expertises différentes, qui permettent de réfléchir à l’idée de la légalisation du cannabis aussi bien du point de vue de la santé publique que de l’impact d’une telle mesure sur les individus qui vivent de ce trafic.
L’Etat régule déjà plusieurs produits ayant un impact nocif sur la santé publique comme par exemple le jeu en ligne (contrôlé par l’ARJEL) ou la cigarette. Des outils ont donc été mis en place non seulement pour réguler mais aussi pour légaliser des activités addictives illégales.
La Convention Cadre pour la Lutte Antitabac signée en 2003 par la France a ainsi défini un cadre de référence pour la lutte contre les produits nocifs et addictifs (notamment concernant l’interdiction de la publicité). Le modèle de l’ARJEL quant à lui montre qu’il est possible de contrôler les risques liés aux produits addictifs et d’assécher les marchés illégaux pouvant se construire autour d’eux. a mission est triple : délivrer des licences (strictes), prévenir et réduire les risques (y compris via le contrôle des prix du jeu), et lutter contre les sites illégaux. La réduction du tabagisme et le relatif assèchement du marché du jeu en ligne non contrôlé témoignent de la pertinence de l’intervention de l’État dans la régulation de marché de produits addictifs et nocifs.
Malgré tout plusieurs questions restent en suspens selon Christian Ben Lakhdar : doit-on limiter le taux de THC, ou taxer la vente du cannabis en fonction de ce taux ? Doit-on faire en sorte, et si oui comment, que les cannabisoïdes à usages thérapeutiques restent peu chers ? Comment contrôler la production et avec quel modèle ? Doit-on prévoir une amnistie pour les anciens dealers – comme le réclament aux Etats-Unis certains activistes afro-américains ? Si la légalisation doit être l’occasion d’un choc social dans les banlieues, il faut envisager l’idée que les dealers puissent entrer sur ce marché forts de leur expérience, ce qui nécessiterait une amnistie.
Et si le cannabis était légalisé ? Que faire des recettes nouvelles dégagées ? Les réserver aux zones urbaines sensibles, aux politiques sociales, aux politiques de santé publiques, aux politiques en direction de la jeunesse ? S’exprimant à titre personnel, M. Ben Lakhdar prône une régulation de type santé publique comparable à celle qui régit la vente de tabac (interdiction aux mineurs, taxation forte, vendeurs désignés, etc).
Personne ne semble prêt à s’engager dans ce débat en politique déplore le maire de Sevran, depuis longtemps engagé sur cette question. Plusieurs facteurs bloquent toute avancée : des lobbys pharmaceutiques très forts et peu convaincus de leur intérêt direct à se positionner sur cette question, une hypocrisie politique rampante, et un manque d’acteurs engagés. Pour beaucoup, la légalisation du cannabis est un problème bien trop secondaire, qui pourtant crée une fracture entre les générations.
Le débat politique actuel semble obnubilé par l’idée que tout était mieux avant. On fait semblant d’ignorer qu’une question comme celle du cannabis touche toutes les classes sociales et les territoires. Mais dans notre société cosmopolite, il est nécessaire de s’interroger sur l’aspect culturel de la drogue. Si on refuse d’envisager l’idée que la France a une culture de l’alcool – auxquels les jeunes sont éduqués et sur laquelle s’exerce un contrôle étatique fort, on ferme la porte au débat sur les autres. Or c’est un débat dans lequel tous, y compris les consommateurs et les vendeurs avec un casier, devraient pouvoir prendre part.
Cela ne veut pas dire que tout est désespéré. Il peut y avoir un opportunisme politique, mais c’est aussi au fil de discussions entre les forces de police, la justice, les psychiatres et bien sûr la société civile que les choses peuvent évoluer. Le regard sur les drogues dures a beaucoup changé depuis les années 80, et l’idée de considérer les drogués comme des malades a permis d’aboutir à des salles de shoot aujourd’hui… Les associations de patients réclamant l’accès au cannabis médical vont sans doute se structurer et faire bouger l’opinion publique.
La situation française actuelle touche à la schizophrénie selon l’ensemble des intervenants. La norme légale n’est nullement acceptée de tous : nombreux sont ceux qui fument de manière totalement libérée, en public, comme si c’était tout à fait légal. Le cadre légal est extrêmement répressif, mais la police ne rentre même plus dans certains quartiers où le deal se fait à ciel ouvert. Et malgré cela, le cannabis est un sujet de crispations énormes. Alors qu’on distingue un alcoolique et un buveur et que l’on soigne volontiers le premier, on diabolise l’ensemble des fumeurs.
Dans le même temps, des promesses en l’air sont faites par les avocats de la légalisation : les travaux comparatifs de David Weinberger montrent bien que la légalisation n’a rien d’une solution miracle capable de faire disparaître la pauvreté, l’exclusion ou la criminalité. Mais là où la lutte contre le cannabis atteint rarement la criminalité organisée qui tient le business de la résine, les pays ayant fait le choix de la légalisation ont une stratégie d’assèchement du marché noir. Résultat ici, le marché du cannabis est aux mains d’individus qui par définition se moquent de l’intérêt public, et qui profitent d’une véritable rente. L’Etat, lui, dépense de l’argent dans la lutte contre la drogue et la santé publique, sans véritablement éduquer sur les dangers du cannabis.
Ce à quoi M. Gatignon ajoute que les structures de criminalités sont actuellement en plein bouleversement, avec l’arrivée sur le marché français de mafias issues de l’Est de l’Europe à l’origine spécialisées dans les réseaux d’armes, et capables à moyen terme (5-10 ans) de peut-être prendre entre autres le contrôle du marché du cannabis. Ce qui laisse entrevoir une période de hausse des rivalités violentes. En persistant dans cette voie, l’Etat s’expose donc à un double problème de santé publique et de sécurité publique selon lui.
Il faut distinguer le marché de la santé sur lequel certains produits contenant du THC existent aujourd’hui et le deal. Mais il faut aussi distinguer le trafic et l’auto-culture.
On compte plus de 200 000 auto-cultivateurs en France. Le cannabis n’est donc pas exclusivement un “problème de cités” ! Mais cela peut être un problème si ces apprentis sorciers ne disposent d’aucun moyen d’apprendre les bonnes pratiques de culture, s’il n’y a aucun effort de réduction des risques (concentration trop forte des principes actifs, usage de solvants très inflammables, etc). Légaliser ne supprimera pas ces pratiques, c’est pourquoi il faut éduquer et encourager, selon Sébastien Béguerie, l’auto-responsabilisation de ces petits producteurs.
Selon lui, il y a un vrai besoin d’information en France. Qu’on se fournisse auprès d’un dealer ou sur internet, il n’y a ni régulation ni éducation aux usages des différents produits et dérivés du cannabis. Dans le cadre d’un usage médical du THC, cela peut avoir des conséquences dramatiques. Les bienfaits du cannabis sont nombreux, mais aussi mal connus. Les professionnels de santé ne sont pas formés sur cette question. Et beaucoup de fausses informations circulent sur internet, permettant à des pirates d’exploiter la crédulité de malades.
Et côté deal, qu’espérer de la légalisation ? Sans doute pas grand chose selon Hype : si les prix du marché légal sont surtaxés, le deal restera un “meilleur plan”. On risque de devenir une Hollande bis, avec un marché local attrape-touristes – surtout si les pays limitrophes n’avancent pas sur cette question ! Et si les dealers actuels n’ont aucun intérêt économique à accéder au marché légal et payer des taxes (voire n’y ont pas accès), il restera toujours le marché de la cocaïne.
Pour C. Ben Lakhbar, l’avantage comparatif d’un marché légal peut exister. A condition d’assécher le marché noir avec un prix légal bas pendant un premier temps, puis de taxer pour faire baisser la consommation comme c’est le cas pour les cigarettes. Certes la contrebande a explosée lorsque le prix du tabac a violemment augmenté, mais la lutte contre cette même contrebande s’est révélé bien plus efficace dès lors que la police a du défendre les ressources fiscales de l’Etat !
En Uruguay, le marché légal est également compétitif grâce à la structuration de l’industrie du cannabis (et donc les économies d’échelles), et les économies réalisées par les producteurs et distributeurs légaux qui n’ont pas besoin de corrompre quiconque. Ce marché est très centralisé, ce qui rend la comparaison avec la France possible. Cela permet d’envisager un contrôle de la vente (interdiction aux mineurs par exemple), et un contrôle de la qualité a minima.
En Uruguay comme aux Etats-Unis, c’est largement via l’approche sanitaire que la légalisation a eu lieu. Dans la plupart des états américains concernés, la légalisation ne concerne que le cannabis à usage médical. Aucun des états ayant légalisé le cannabis n’acceptent le trafic. La question est toujours : l’Etat doit-il prendre en charge le marché et si oui dans quelles conditions ?
Lorsque le cannabis à usage récréatif a été légalisé au Colorado, l’effet sur la criminalité n’a pas été univoque. Les petits vendeurs ont souffert de la concurrence, tandis que les gros ont réorganisé leur activité autour d’autres drogues par exemple. L’effet économique a été plus direct. En partie parce que ceux qui ont choisis de se lancer sur ce nouveau marché, anciens dealers ou non, ont cependant été confrontés à l’impossibilité d’ouvrir un compte bancaire au début (le cannabis restant une drogue au niveau fédéral, elles ne peuvent autoriser l’ouverture de comptes professionnels liés au commerce de ce produit – cela reviendrait à faire du blanchiment d’argent). Ils ont donc dû investir rapidement leurs profits, ce qui a servi de formidable accélérateur économique mais a également fait exploser le prix de l’immobilier à Denver.
Mais peut-on réellement croire qu’une légalisation en France puisse se faire sans détruire plus encore les quartiers les plus isolés, dans lesquels le trafic permet de faire tourner une vraie économie et nourrir des familles ? L’illégal peut-il vraiment être légalisé ?
Une manière de permettre à ceux qui sont déjà impliqué dans le marché illégal de participer à la légalisation pourrait être l’installation d’un réseau de coopératives au détriment des SARL. Elles permettraient, selon Hype et S. Beguerie, de centraliser le savoir-faire accumulé par les producteurs et vendeurs actuels, et de réduire la fissure entre deux mondes.
Du côté de la santé publique, il ne s’agit pas d’être naïf et angélique. Légaliser, c’est s’exposer à une augmentation de la consommation à court terme. De la même manière, les mineurs fument du tabac alors même que la vente leur est interdite. Mais l’enjeu c’est de contrôler l’usage, contrôler la vente, et éduquer. Et notamment de faire reculer l’âge de la première expérimentation ! On sait que les effets du cannabis sur les cerveaux jeunes sont particulièrement inquiétants. La lutte anti-tabac et le contrôle des buralistes a permis de faire reculer de deux mois l’âge de la première cigarette. C’est peu, mais c’est déjà ça selon Christian Ben Lakhdar. Il existe une multitude de produits issus de la culture du cannabis, de multiples taux de THC, et autant d’usages possibles. Pourquoi, interroge S. Beguerie, serait-il plus difficile d’expliquer aux jeunes leurs dangers et leurs bénéfices comme on le fait aujourd’hui pour le vin rouge ?
Comme évoqué plus tôt, la solution passera sans doute par les usages médicaux du cannabis, comme dans tous les pays sauf l’Uruguay. Quel sera alors le rôle des lobbys pharmaceutiques ? Certes leur modèle économique et leur savoir-faire repose sur le contrôle qualité, ce qui est un besoin sur un marché du cannabis. Mais l’industrie pharmaceutique vit du brevet et du commerce de molécules isolées, ce qui est impossible à faire avec le cannabis qui fait interagir plusieurs molécules comme le rappelle S. Beguerie. Leur intérêt à entrer sur ce marché directement n’est donc pas évident, d’autant que le cannabis risquerait de faire concurrence à leur psychotropes souligne également C. Ben Lakhdar. Il semble donc qu’il faille éviter que cette industrie prennent en charge l’ensemble de la production et de la distribution. Se puissance économique est telle que cela fermerait la porte aux modèles alternatifs évoqués durant la discussion comme l’usager producteur, les coopératives, les cannabis clubs, etc.
La conversation fut lancée sur l’idée d’une légalisation du cannabis. Après deux heures de discussion, ce sont surtout des pistes pour faire avancer le débat et améliorer la situation en France qui sont ressorties. D’autres modèles ont été évoqués durant cette longue et riche discussion : Chili, Autriche, République Tchèque, etc. Avec toujours la même idée : combien de temps encore l’hypocrisie va-t-elle tenir ? Face aux besoins d’information et d’éducation des jeunes, des personnels de santés, des malades, et aux enjeux d’économie parallèle, avant même d’envisager que le cannabis soit un vice toléré, améliorer la qualité du débat public est absolument nécessaire. C’est ce que nous avons essayé de faire.
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