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Brasilia : La terre était rouge

Il descendit maladroitement les marches du perron de la bibliothèque Saint Geneviève, les jambes engourdies par une longue journée d’étude. Un car aux couleurs criardes stationnait à quelques mètres ; en gras sur le côté était inscrit « Postbus, Der Büs fur Deutschland ». Il se fraya un chemin parmi la cinquantaine d’adolescents turbulents qui venait d’en descendre et s’agitaient sur le trottoir. La plupart des jeunes filles portaient des shorts en jean, des converses et des débardeurs à message, arborant un style vaguement californien. Certaines peaux avaient rougies au contact du soleil, d’autres prenaient des teintes plus dorées. Un groupe de filles un peu provocantes gloussaient et narguaient un garçon hébété qui semblait avoir grandi trop vite. Un autre assemblement formait une ronde débridée autour d’un garçon potelé au visage hilare et à la voix timbrée, coiffé d’une casquette à l’effigie des Yankees. Des sacs de bonbons et des bouteilles en plastique survolaient la cohue, dont il parvint finalement à se défaire.

Dévalant la rue Valette encore un peu étourdi, il s’engouffra dans le métro  et pénétra dans la première rame juste avant que les portes ne se referment sur lui. Prenant place dans un carré pour éviter le mouvement des voyageurs, il remarqua à sa gauche une jeune fille maigre au visage poupin tenant son smartphone des deux mains, les épaules voûtées, l’expression crispée ; elle faisait défiler une série d’autoportraits avec son pouce et supprimait certaines photos qu’elle semblait désavouer avec force. En face, une femme dans la trentaine se plaignait de son travail au téléphone. Elle se servait du micro intégré à ses écouteurs pour exprimer sa rancœur tandis que ses yeux balayaient chaque recoin du wagon, trahissant une agitation certaine. Il se plu à l’imaginer frappée de démence, s’entretenant avec une amie inventée par son esprit. Pris subitement d’une envie de marcher et avide de regagner la surface de la terre, il se résolu à descendre avant sa station.

L’air du soir est encore chaud, la lumière du soleil baigne le boulevard de Grenelle. Son téléphone lui indique 28 degrés, avec un ressenti légèrement supérieur dû au fort taux d’humidité. Le ciel est dégagé, le trottoir presque désert. Il marche lentement, ébloui par le soleil qui lui fait face. Une odeur de rôtisserie émane d’une cantine dont il distingue la broche tournant inlassablement sur elle-même. Il reconnaît les cliquetis continus et délicatement métalliques d’un vélo sur la voie. La cycliste est juchée sur la selle, gracieuse cavalière qui le dépasse puis le distance, d’un lent coup de pédale ferme et régulier. Lénifiante agonie des journées d’été. Alors qu’il s’engage dans une ruelle, deux bennes à ordures encombrent le bord de la route. D’abord incommodé par le relent de décomposition organique qui en émane, il s’étonne d’en être aussi troublé et s’interroge. Tandis qu’il s’en éloigne, un souvenir l’envahit. Cette odeur lui évoque un autre hémisphère presque oublié de son cœur.

 

* * *

 

Brasilia, silhouette d’oiseau aux ailes dépliées, nid de son adolescence empourprée de terre aride et brûlante. Ville-enfant triomphale et amnésique, étalée sur les vastes plateaux du cerrado brésilien. Il cherchait toujours ses mots pour dépeindre ce lieu sans histoire. Peut-être devait-il commencer par décrire ses forces primaires. Rouge, blanche, géométrique et infinie. Brasilia avait été intégralement préconçue, telle une maquette bâtie au coeur des terres désertiques, et partout vibrait en elle, éternels tourments de l’Homme, la honte et l’orgueil d’être née.

Nuls noms de rues ou places publiques, seule l’invariabilité implacable d’une suite de chiffres croissants, indiqués à intervalles réguliers sur des totems métalliques, offre un repère à l’œil égaré. Plusieurs  axes principaux dessinent l’ossature vertébrale de chacune des deux ailes de la ville et invitent l’automobiliste à s’engager dans les « quadras ». Ces assortiments d’immeubles habités, d’architectures jumelles et attenantes à une rue commerciale orthogonale aux axes, évoquent les paysages urbains d’Europe de l’est. Bien souvent, ces monolithes austères contrastent avec la spontanéité bleue du ciel qui les recouvre et irradie la ville de lumière blanche.

Les saisons transitoires n’existent pas à Brasilia. La sécheresse, parfois cruelle, s’étend de mai à octobre et révèle l’étonnante beauté pourpre de la ville ; la terre jaillit, vole, marbre les peaux mates et les monuments de son charme aride. Chaque déplacement doit être réfléchi, et le piéton, espèce assez rare à Brasilia, mesure ses moindres efforts. Parfois, une odeur de cendre imprègne les rues, et dans les plaines lointaines du cerrado distingue-t-on brouillards fuligineux enveloppant la savane d’un halo irréel. Alors tombe la nuit, et la température baisse, rappelant à chacun la capricieuse duplicité des déserts.

Il aimait ces nuits calmes, bercées par les douces exhalaisons de l’humidificateur entreposé dans sa chambre. Parfois la complainte lancinante d’une cigale résonnait au loin. Bientôt des centaines, des milliers d’autres voix lui feraient écho. A l’approche des  premières pluies, leur chants devenaient plus alarmants, jusqu’à former une cacophonie tonitruante, dénouement tragique de leurs courte vie. Leur taille imposante et la puissante dissonance de leurs cymbales pouvaient effrayer. Leur apparence grotesque et monstrueuse le dégoûtait. Il les imaginait dangereuses et belliqueuses. Son dégoût se mû en immense pitié un jour que son père lui confiait qu’enfant, il montait aux arbres pour les attraper ; incapables de se défendre, les petites bêtes apeurées urinaient sur ses mains.

La saison des pluies s’ouvre toujours sur le même rituel. Des nuages menaçants s’amoncellent jusqu’à former un ciel obscur qui, sans prévenir, déverse des trombes d’eau tiède. Un véritable torrent d’eau boueuse envahit parfois la chaussée tandis que la forte densité des gouttes asphyxie les corps. Puis la tempête cesse subitement, le soleil crève les nuages et la terre étanche avidement sa soif, laissant croire que le déluge n’a jamais eu lieu. Un parfum de pluie remonte du sol abreuvé, évanescente rémanence du chaos aboli.

Ainsi passent les mois et les années sur les plateaux du cerrado, et les monuments de Brasilia, léviathans de béton pâles comme l’albâtre des tombeaux, résistent tant bien que mal à l’usure des jours. Les églises offrent un spectacle des plus singuliers. Épousant les formes géométriques les plus improbables, elles vouent un culte éclatant au Christ aviateur. La Cathédrale de Nossa Senhora Aparecida, froide beauté hyperboloïde construite à l’intersection des deux ailes du « plan pilote », donne à voir une étrange vision de la transcendance, gardée par les quatre évangiles Matthieu, Marc, Luc et Jean. Un haut clocher d’apparence tout aussi futuriste campe à ses côtés.

Des églises pentecôtistes peuplent également le paysage urbain de la ville. La fenêtre de sa chambre donnait sur l’une d’entre elles. L’« Église Universelle du Royaume de Dieu », vaste structure rectangulaire à l’allure de Palais des Congrès Soviétique, affichait une opulence ostentatoire, suggérée par l’éclatante propreté de ses baies vitrées et le gazon impeccablement entretenu qui tapissait ses environs. Sur l’une des faces du pavé droit, inscrit en lettre d’or, lisait-on : « Jésus est notre Seigneur ». Il nourrissait une crainte mêlée de curiosité à l’égard de cette mystérieuse entité. Sa famille brésilienne, imprégnée de superstition catholique, en parlait en mauvais termes. En revanche, la dame qui travaillait chez ses parents revenait apaisée de ces messes évangélistes, et il ne pouvait s’empêcher de croire que la détermination placide qu’il admirait en elle ne fût en partie liée à la foi qu’elle cultivait à la tombée du jour. Entre chien et loup, il entendait le chant des fidèles succédant au sermon du pasteur. Leur mélopée noble et tragique étonnait son cœur et sa solitude, exposée à la ferveur de la foi dont il ignorait tout, étranglait sa voix.

Brasilia laissera sans doute une impression trouble au voyageur. Malgré sa jeunesse, cette ville porte les traces de son histoire. Attachante et hostile, prométhéenne mais inhumaine, elle allie des contradictions peu communes au Brésil. Depuis qu’elle a été classée au patrimoine mondiale de l’humanité par l’Unesco, Brasilia n’a pas connu de réformes urbaines d’ampleur. Ancrée dans les années 1950, elle offre le spectacle d’une architecture futuriste au charme suranné.

 


Texte : Raphaël Guerra de Araújo
Photos : Antonio Duarte

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