La ville crétoise est un olivier particulier dont les racines sont profondément enfouies. Au bout de ses branches poussent de savoureuses olives. Ces olives, ce sont les villages. Proportionnellement plus petites que l’arbre, elles n’en demeurent pas moins riches et concentrées. S’y développe une société microscopique où les hommes, pareils aux feuilles, naissent puis fanent.
Les langues de vipères diront que dans la fable européenne, les fourmis sont allemandes et les cigales grecques. Si dans ces grappes de villages résonnent les cigales, d’autres chants plus puissants émanent des églises. Un héritage orthodoxe. A Vori, commune située entre Mirès et Timbaki (sud de l’île), des voix scandant des chants byzantins s’échappent des petits haut-parleurs. L’une d’elles appartient à Andreas, Crétois âgé de 58 ans. Il parle un français châtié, et pour cause, l’homme enseignait cette langue. Aujourd’hui cependant, les écoles privées se font plus rares et perpétuer son activité devient compliqué.
L’œil vif, le Crétois a entamé sa reconversion. Son goût pour la culture est à moitié retrouvé puisque c’est la terre qu’il travaille désormais. La culture de l’esprit, quant à elle, est solidement enraciné dans le bonhomme. De sa bouche fleurissent des explications érudites quant à l’Histoire locale et à la situation actuelle. Il m’indique qu’actuellement, sur cinq popes (curés) qui partent à la retraite, seul un homme les remplace. Pour la plupart fonctionnaires, ils dépendent intrinsèquement de l’État et de son porte-monnaie. Certains échappent à ce schéma et exercent cette profession comme second métier. C’est le cas des professions libérales.
Dans ces contrées arides, sur les coups de 14 heures règne un silence religieux. Anciennement aux mains des Ottomans, la Crète s’est rattachée à la Grèce en 1913. Ce petit bout de terre adossé à la mer s’est façonné un accent et un dialecte spécifiques. Par exemple, le verbe « regarder » n’est pas le même en grec et en crétois. Si sa situation géographique rappelle celle de la Corse, la comparaison serait toutefois erronée. Ici, pas de mouvement autonome à proprement parler. L’île est officiellement reconnue comme une région de la Grèce.
Dans la fable, Andreas tiendrait davantage de la fourmi que de la cigale. S’il manie le français avec brio, le mot « flemme » ne fait pas partie de son vocabulaire. Des serres comme les siennes, il y en a des centaines dans le coin. Pastèques, melons, tomates, poivrons, aubergines ou encore courgettes. La liste est fertile. Lui, fait pousser des concombres et se démène pour que sa machine économique ne rouille pas. Preuve à l’appui : il produit de l’huile qu’il revend à une coopérative.
Sous un soleil de plomb, Andreas m’emmène voir l’endroit où il travaille. Deux grandes serres drapées de bâches blanches en plastiques. Ces bâches sont enduites de chaux, m’explique-t-il, une ruse pour se protéger de l’écrasante chaleur. A l’intérieur, des petites allées touffues bien ordonnées. En été, les serres restent généralement au repos pendant plus d’un mois. Les sols sont alors couverts de nylon et se gorgent de chaleur : une méthode pour « désinfecter » la terre. S’adonner aux activités agricoles n’est possible que jusqu’à 10h30, au-delà de l’heure dite, la température devient difficilement supportable. Ce petit exploitant me précise qu’il convoque parfois des ouvriers pour l’aider et qu’il paye environ 30-35 euros de l’heure.
L’agriculture ne fait cependant plus mouche auprès des jeunes qui préfèrent des études supérieures différentes.
Si la région semble riche et notamment grâce aux ressources de la terre, les stigmates de la crise restent visibles. Dans les dédales de Vori se cache un restaurant. « Alekos Cafe-Tavern » peut-on lire sur l’enseigne. Un homme approchant la soixantaine torse-nu, sec et tracé, s’affaire à couper des fruits dans une cour pleine de végétation. C’est le patron des lieux. Les heures de travail, il ne les compte pas. Sa rage de vivre est son principal moteur. Entre deux figues cueillies, il me fait le récit d’une fable. Ce n’est plus celle de la cigale et de la fourmi mais du loup et de l’agneau. Il m’explique qu’il connaît une famille d’ouvriers à Athènes dont les parents se sont saignés aux quatre veines toute leur vie. Le genre de métier qui bousille une santé. Il leur fallait épargner pour garantir l’avenir de leurs enfants handicapés. Leur compte en banque commençait à devenir dodu jusqu’au jour où ils ont tout perdu. La crise est passée par là. « Mais pour qui ces braves gens ont-ils payé, hein ? » me questionne Alekos. Il me regarde, en tirant une bouffée sur sa cigarette, et me sourit. Le loup est étatique et l’agneau citoyen, voilà sa morale.
En attendant que le pays retrouve son souffle d’antan, du temps et de l’énergie seront nécessaires. Les Grecs, qui pendant bien longtemps esquivaient le fisc en laissant des tiges de ferraille dépasser de leur maison, ont du mal à se faire à l’idée de payer des taxes. Les habitudes ne s’effacent pas d’un revers de main. De ce point de vue, les Grecs sont un peu comme la tortue qui prend son temps dans la course aux impôts.
Ici, La Fontaine aurait été inspiré.