Prochain arrêt « Porte de St-Ouen – Hôtel des Impossibles »

Il m’avait donné rendez-vous au pied de son hôtel, Porte de St-Ouen. « Il » c’est Reza, un jeune homme de 24 ans, d’origine afghane. J’avais eu son contact par le biais de Camille sa petite-amie et bénévole auprès des associations de soutien et d’aide aux migrants. En sortant du métro, je suis un peu déboussolée. Entre le bruit des travaux, le trafic, le périph’ à quelques mètres et le brouhaha de l’activité diurne, je mets quelques secondes avant de reprendre mes esprits. Un vieil homme m’interpelle « Vous cherchez quelque chose mademoiselle ? »,

– La rue du Docteur Babinski, s’il vous plait.

– C’est tout droit par là, puis à droite juste après le périph. Y’a deux hôtels qui longent le périph’. Vous verrez le Formule 1 assez distinctement. C’est bien ça que vous cherchez ? me dit-il en s’éloignant, avec un sourire bienveillant et malicieux.

Euh… oui. Tout droit et à droite !? Merci ! ». Répondis-je surprise et reconnaissante. Comment a-t-il su que je cherchais cet hôtel ? En arrivant rue Babinski, je me rends compte qu’il n’y a, en fait, rien d’autre dans cette rue que le Formule 1 et un autre hôtel quelques mètres plus loin.

C’est un bloc austère, long et autrefois blanc. Quelques reliefs bleus traversent la façade de l’immeuble et me rappellent vaguement des barreaux horizontaux, dont les ombres forment des angles qui se projettent sur certaines fenêtres, moins chanceuses, avec dureté. Lorsque j’arrive à la porte de l’hôtel, je jette un regard vers le haut et m’attarde quelques secondes encore sur ce bâtiment froid. A croire que ce bâtiment de béton a été construit pour que l’on s’y sente étranger. Pas de couleurs, ni de formes chaleureuses et accueillantes. Des matériaux froids et peu chers. C’est un bloc impersonnel qui a probablement été pensé comme tel. Pour être quitté, pour ne pas s’y installer… Trois drapeaux dominent l’entrée : l’Europe, la France et le logo de l’Hôtel.

final-building-1024px

Reza me rejoint devant. Il me propose de me montrer le parc derrière l’hôtel où il jouait au foot avant. En le regardant marcher devant moi, je me dis qu’il est quand même assez coquet. Il me dira plus tard « tu sais, les gens te regardent, ils te jugent, ils ont une image de toi qui est souvent faussée. C’est important de montrer qu’on est propre, qu’on prend soin de soi. Même quand on vivait Place des fêtes, on s’arrangeait pour trouver des douches. Il y a plein d’endroits bien pour se laver gratuitement à Paris. ». Il me dévoile ces lieux et où il va chercher des habits propres gratuitement, où il mange et se désaltère sans dépenser un sous, les lieux de distractions accessibles à tous. Je me dis que Paris cache beaucoup de mystères et qu’on y trouve parfois ce que l’on cherche, quand on le cherche. La magie des grandes villes et la diversité des réalités.

* * *

Quand il est arrivé en France il y a 11 mois, il a atterri directement dans les locaux insalubres de l’ancien Lycée Jean-Quarré, à Place des fêtes. Contrairement à ce que ce nom pourrait évoquer, ce quartier représente pour beaucoup de migrants, le lieu où ils se sont trouvés entreposés. Les uns sur les autres. Les « uns » avec les « autres ». Afghans pashtouns ou hazâras, mais aussi Soudanais, Érythréens, Somaliens, Libyens, éthiopiens…

Le froid, la faim, le manque d’hygiène et la précarité de la situation les ont rendus sans doute plus nerveux, faisant parfois naître des conflits. C’est aussi, paradoxalement, le lieu où ils ont redécouvert le partage, l’échange, la cohabitation et la solidarité. C’est aussi là que Reza a rencontré les bénévoles qui ont lutté à leurs côtés, comme Camille dont le cœur gros comme une maison l’a séduit tout de suite et qui partage aujourd’hui son quotidien instable. Il me raconte « Tu sais, tous mes souvenirs, bons ou mauvais sont plutôt là-bas. Mon premier contact avec la France, les Français et ma confrontation avec la réalité d’ici ». Après plusieurs mois de (sur)vie dans ce lycée occupé, ce sont « des molosses de la sécurité, envoyés par la mairie, qui nous ont annoncé la nouvelle : vous allez être relogés dans des habitats non précaires. Ça va être mieux. C’est pour votre bien. Mais maintenant faut y aller ! Il y a eu trop de remue-ménage dans le quartier. Pour nous le message était clair : on nous expulse, on doit quitter les lieux. Mais où va-t-on aller ? »

metrosaintouen-100x400px-fond

Le 23 octobre 2015, les forces de l’ordre chargées de vider les locaux insalubres du lycée squatté, boucliers à la main, sont arrivées à 6h tapante. Elles ont été accueillies par une file de migrants déjà prêts à quitter les lieux. Valises ou sacs en plastique à la main, ils n’ont pas eu besoin de beaucoup de temps pour réunir toutes leurs affaires, et attendent calmement de monter dans l’un des 33 cars envoyés par la préfecture de Paris. Le préfet  a affirmé que toutes les personnes auraient une place en centre d’hébergement. Néanmoins ni les associations de soutien, ni les migrants eux-mêmes ne savaient où se trouvait ces centres. Certains seront relogés en Ile de France, mais nombreux sont ceux qui seront envoyés en province : « La plupart des mes amis ont dû quitter la région parisienne. Ils ont été dispatchés vers l’Est, je sais pas trop où. Mais moi, je suis resté à Paris heureusement. C’est à cause de mon opération (il me montre des cicatrices sur sa jambe), du moins le temps de la rééducation… Je ne sais pas ce qu’ils vont faire de moi après ». Il a donc été relogé dans un hôtel du 18e arrondissement. Vers la porte de Saint-Ouen. Avec quelques autres. La mairie de Paris a sollicité l’hôtel pour recevoir les « migrants à reloger » pendant une durée déterminée, le contrat s’arrêtant à la rentrée 2016. Le temps de calmer le jeu probablement… (Le directeur n’a pas voulu répondre à mes interrogations concernant ce « partenariat »). Et après ?

* * *

Et après ?…

Reza a dans le regard une hargne particulière, pourtant son visage est beau et doux. « Ça fait 8 ans que je suis sur la route et seulement 11 mois que je suis en France, tu sais ? ». Ceci explique cela. Qu’apprend-on de la vie, de soi, des autres quand on a une vie de nomade depuis 8 ans ?

« – Tu sais, si j’ai rien à faire, pas de rendez-vous, ni d’amis à voir, je ne sors pas de ma chambre.
Ah bon ?! Me suis-je étonnée. Et qu’est-ce que tu fais ?
Rien, je passe le temps. Je m’occupe. »

Que veux-tu faire cher Reza ? Que peux-tu faire quand après 8 ans tu te poses enfin un peu ? Rien, en effet. Je ferais probablement pareil finalement. Je me reposerais. Je digérerais. Je gerberais tout ça et je serais plus forte malgré moi, parce que ce n’est pas encore fini… Il faut encore apprendre le français, faire toutes les démarches administratives interminables, ressasser tous les souvenirs et les persécutions pour justifier ton mal dans le but de prouver à l’OFPRA[1] que tu es un « bon migrant » : « sur une échelle de 1 à 10 comment définiriez-vous votre douleur ? »… Et peut-être, après, une vie ordinaire. Métro, boulot, dodo, repos. Il en rêve quand moi je l’exècre. Il poursuit :

« Avant je faisais beaucoup de sport, 12km tous les matins, et le foot l’après-midi. Mais là avec mon genou je ne peux même plus courir. Alors oui, je peux marcher, mais pour aller où ? ».

Pour aller où ? La question résonne dans ma tête. Elle fait écho sur le périph’ qui longe la rue de l’hôtel, va se répercuter sur le quartier laissé à l’abandon et s’écrase dans un dernier souffle sur le bitume en travaux qui entoure ce lieu de « vie ». Aux portes de la capitale. Ni vraiment dedans, ni vraiment dehors. Dans un interstice, une marge, une frontière, un entre-deux. Entre St-Ouen et Paris, entre l’Afghanistan et la France. Entre la mort et la vie.

final-friends-1024px

On longe les grilles du parc pour atteindre l’entrée. Plusieurs camionnettes s’enchaînent laissant s’échapper des bribes de vie. Plusieurs familles Roms ont trouvé refuge dans cette rue du 18e arrondissement. En attendant la prochaine expulsion… Certains mangent, d’autres font la sieste. Une jeune femme se lave les pieds sur le trottoir et quelques hommes boivent du thé. Nous traversons leur espace semi-privé et atteignons l’entrée du parc. Des gamins du quartier jouent au foot, d’autres se relayent sur un scooter dans une allée du parc. Nous cherchons un coin d’ombre. Le parc est agréable et le rire des enfants accentue cette ambiance. Reza me parle de son parcours, de sa famille, de sa sœur qui lui manque, de musique aussi. « J’écoute de tout, tant que ça me rend joyeux. J’en ai fini de ces mélodies tristes et déprimantes. Je veux du bonheur dans ma vie dorénavant ! ». Il me parle de sa relation de couple avec Camille, leur équilibre, leurs petits accrochages, leur difficulté à communiquer dans une langue commune, Camille qui apprend le dari[2], lui qui apprend le français. Il me parle avec aisance et un certain détachement de choses personnelles. Il a en réalité des intérêts communs à tous les jeunes hommes de son âge. Pourquoi en serait-il autrement ?

Quand je le questionne au sujet du quartier, il me cite les jours des différents marchés et les produits qui s’y vendent, le centre de rééducation, où il se rend pour son genou 2 fois par semaine, et qui est à quelques rues. Il y a aussi la mosquée en toile de tente que les gens du quartier ont négocié avec la mairie pour avoir un lieu de culte mais que lui ne fréquente pas : « je vais dans une mosquée en dari moi, ici c’est pour les arabophones ». Pourtant, il y a peu d’émotions et d’attachement dans ces réponses. Probablement aucun sentiment d’appartenance au 18e arrondissement. Dû à l’aspect temporaire de son installation ? Il ne porte que peu d’importance au territoire, me demande même « Pourquoi le 18e arrondissement ? Pourquoi limiter le sujet ? Les gens circulent non ? ». Je prends note.

* * *

Après un bon moment de discussion, il m’invite à prendre le thé et à manger une part de cake à la banane que Camille lui a fait : « J’ai gardé le gâteau en sachant que tu allais venir. Je n’en ai pas mangé exprès, pour pouvoir t’accueillir convenablement ». Le târof, cette politesse orientale que Reza pratique à merveille.  Je le remercie, touchée de cette attention, et nous retournons à l’hôtel.

Lorsque l’on passe l’entrée, ce n’est pas la réception qui nous accueille, mais la sécurité. Deux grands bonshommes bras croisés qui ont pris l’habitude de ne pas sourire pendant les heures de service. Reza m’explique : « Du premier étage au 4e, c’est pour les touristes, les Européens. A partir du 5e c’est pour les migrants. On ne croise les touristes que dans l’ascenseur. Mais eux ne traversent pas l’espace des sauvages. » Il le dit sans ironie et cela me perturbe. Toujours en marges, séparés de la norme, subissant la ségrégation jusque dans les étages d’un hôtel miteux en périphérie de la capitale des « civilisés ». A force d’être vu comme tels, ils vont finir par croire que c’est vrai. « Ils », les migrants, « Ils » les primo-arrivants, « Ils », ceux qui sont étranges et étrangers… Une touriste sort tout à coup de l’ascenseur et nous demande si nous allons au 4e, car les portes ne se sont pas ouvertes à son étage. Elle aurait pu aller au 5e et redescendre à pied mais elle avait préféré redescendre au niveau 0 avant de retenter une ascension au 4e. Il ne faudrait pas qu’elle se retrouve seule dans les étages supérieurs… Je me demande si les touristes sont informés de l’occupation des lieux par les migrants au delà des étages qui leurs sont dédiés, mais la femme est déjà en train d’expliquer son problème aux agents de la sécurité. Nous montons.

Les portes s’ouvrent sur le 6e étage : c’est une explosion olfactive de saveurs diverses qui me font saliver. En réalité il n’y a pas de cuisine à l’hôtel, et les clients n’ont pas le droit d’y cuisiner mais à partir du 5e c’est toléré. « Le p’tit déj’ est compris dans le forfait, mais il faut se lever de bonne heure ! Pour le reste faut manger dehors. Des Kebabs, des sandwichs. Parfois on peut récupérer des tickets repas. Mais bon, on ne peut pas se faire des restos tous les jours non plus. Alors les mecs, ils cuisinent dans les chambres ». Il salue quelques voisins et m’invite à entrer « chez lui ». 8m2 qu’il partage avec un colocataire. Un lit superposé, un lavabo, une petite table d’angle et la télé accrochée au mur. Les vêtements remplissent le peu d’espace libre restant. Je ne sais où m’asseoir. Il n’y a pas beaucoup de marge de manœuvre. Un point positif : Il n’y a pas de vis-à-vis, l’hôtel surplombe le parc et ça laisse au moins à l’esprit la possibilité de s’évader. Reza me présente ces petites plantes. Il y tient. « Elles ont failli mourir, mais j’en prends soin et regarde, elles sont belles hein ?! » Je retrouve soudain un enthousiasme enfantin qui me rassure.

final-behappy-1024px-1

Il va chercher la bouilloire dans la chambre d’un ami et revient. « Ça te va du thé à la fleur d’oranger, j’ai trouvé ça chez Monoprix, tiens sens ! ». J’acquiesce. La taille de la chambre et la soudaine proximité me mettent mal à l’aise. Il le voit. Il ouvre la fenêtre en grand en disant « ça donne l’impression que c’est plus grand, je la laisse toujours ouverte ». J’entends les voix des autres habitants de l’étage qui s’échangent des banalités par la fenêtre. Je m’approche. Juste sous le rebord, à l’extérieur, ils ont attaché un fil et pendu quelques chemises à sécher sur des cintres. « Y’a pas la place à l’intérieur » me dit-il attentif à chacune de mes réactions. La chambre n’est pas très décorée. Pourquoi le serait-elle ? Ils ne font que passer en attendant le prochain lieu d’hébergement. Il me montre fièrement un sticker où il est écrit « Be happy » juste à côté de son chapelet. Les deux seuls éléments personnalisés de la chambre, hormis les deux photos de son dernier anniversaire avec ces amis « français » accrochées au dessus de son lit. Il m’explique qu’il a encore beaucoup de lacunes en français mais qu’une fois qu’il sera sûr qu’il peut rester en France et qu’il obtiendra ses papiers il mettra les bouchées doubles. « On nous entasse toujours qu’entre nous, entre Afghans, entre migrants, alors ça aide pas trop à apprendre le français. C’est pour ça aussi que je suis content d’avoir des amis français. Mais j’ai récupéré des livres pour enfants pour lire des choses simples au début ».

Je savoure le cake à la banane et le thé chaud à la fleur d’oranger. Il s’assure que je ne manque de rien. Il va aller rejoindre Camille d’ici peu. « Elle m’a beaucoup aidé tu sais ? Surtout quand j’étais immobilisé ici à cause de mon genou. Elle a fait des choses pour moi que même ma famille n’a jamais faites. C’est important d’avoir quelqu’un ici ». C’est vrai. La solitude n’est-elle pas un des problèmes majeurs pour les migrants ? Pour tout le monde en fait… Un léger silence s’installe. « Tu reveux une tasse de thé ? » me demande-t-il comme pour briser le silence. Il ne veut pas qu’on le regarde avec un regard misérabiliste. « Ça ne sert à rien de regarder le passé constamment et de s’y attarder. J’avance maintenant ».

Il me raccompagne en bas de l’hôtel, nous n’allons pas dans la même direction. « Tu reviens quand tu veux. Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit. A bientôt ! ».

Je le revis plusieurs fois. Mais cette première impression reste gravée dans ma mémoire. Je m’éloigne de cet hôtel qu’il quittera un mois plus tard. Une escale résidentielle. Ce lieu de passage inhospitalier. Ce point éphémère dans la trajectoire de Reza, tel une station de métro ou un arrêt de bus. Mobile. Immobile. Attendre. Laisser-passer. Espérer. Et peut-être vivre, enfin. Le bruit du périphérique m’envahit à nouveau alors que je me reconnecte à « ma » réalité. Je prends le métro. Sur le quai de la station Porte de Saint-Ouen, plusieurs afghans discutent. En attendant, eux aussi, de monter dans la rame bondée…

 


Texte : Tara Mousavier
Illustration : Laureline Galliot

[1] Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides. L’OFPRA est chargé de l’application de la Convention de Genève (1951) relatives au statut des réfugiés, puis de celle de New-York (1954), et statue, après un entretien,  sur les demandes d’asiles et d’apatridie qui lui sont soumises. L’OFPRA est un organisme « indépendant », sous tutelle (financière et administrative) du Ministère de l’Intérieur.
[2] Le dari est une variété du farsi, ou persan, d’Iran. C’est l’une des deux langues officielles en Afghanistan avec le pashtou.