On était sur la route, un pèlerinage en voiture à travers les banlieues de la ville de Rasht, au nord de l’Iran. J’ai demandé à notre hôte Ali[1] quels changements il souhaiterait voir venir dans son pays. J’avais bien quelques idées derrière la tête – j’imaginais une justice plus équilibrée ou des élections libres par exemple. Sa réponse, dans un superbe accent persan, fut aussi spontanée que surprenante : « On veut s’amuser ».
Le 27 Mai 2016, quelques mois après cette conversation, 30 étudiants furent condamnés à 99 coups de fouets dans la cité voisine de Qazvin[2]. Leur crime ? Être « mi-nues », ce qui signifie dans le jargon policier local que certaines femmes ne portaient pas le voile ; ainsi que de « danser et jubiler » pendant une fête de remise de diplôme. Selon beaucoup, cette anecdote n’aurait pas de quoi surprendre. Après tout, l’Iran est dépeint comme le pays des islamistes hardcores par la plupart des médias occidentaux depuis la révolution de 1979. Cependant, quand on a fait l’expérience de la société iranienne, c’est une dynamique nouvelle et inquiétante.
Jusqu’à récemment, il y avait des grandes différences entre les règles de l’espace public et celles des espaces privés, chez les Iraniens même. A Téhéran, Farbod décrit la société iranienne comme un « spectacle de marionnettes » : les Mollah (chefs religieux) n’ont du pouvoir sur les gens que s’ils peuvent les atteindre. Et chaque Iranien est un acteur qui fait semblant d’être un citoyen modèle. A l’exception des quartiers jeunes de Téhéran et d’Ispahan, les rues sont calmes, toutes les femmes sont voilées – on suit les règles et on ne discute pas. En effet, l’alternative est de se voir subir des rappels à l’ordre musclés des Gardes de la Révolution, une branche de l’armée dédiée au respect des codes islamiques.
En tant que touriste, trouver un lieu pour passer du temps et se divertir s’avère souvent très compliqué. Ces lieux sont souvent cachés du regard de la rue et soumis à de nombreuses règles. On ne trouve pas de bars – l’alcool est proscrit – et seulement une poignée de restaurants ou de maisons de thé. Même le « khaliun » – le narguilé – a été interdit dans les villes moyennes comme Kashan, alors même que c’est un élément important pour une soirée entre amis. Laleh, une femme de Téhéran nous raconte comment elle essaya d’organiser des cours de yoga dans un parc : « Je n’ai pas eu la permission. Ils ne veulent pas que les gens se rassemblent, ils ont peur qu’on parle de politique ».
A l’inverse, dans les maisons, c’est une autre histoire. La plupart des Iraniens vous raconteront qu’ils ont eu leurs fêtes les plus mémorables chez eux. On danse, on boit la bière préparée dans la cave ou le grenier, on parle et on rigole – les blagues sur le régime étant un grand classique. Il y a en Iran une formidable culture de la fête et célébrer reste au cœur de la vie sociale iranienne, malgré tous les efforts du gouvernement. La grande créativité des artistes de pop iranienne est le signe de cette ambiance festive nationale.
(Barobax, groupe de pop basé maintenant aux Etats-Unis)
Cette double-vie, entre la rue et la maison, est au cœur de l’expérience quotidienne pour de nombreux Iraniens aujourd’hui. Une situation loin d’être satisfaisante. Les seuls concerts autorisés sont des formations masculines et le public doit rester assis du début à la fin. Une abomination dans un pays où on aime danser et taper des mains[3]. Chaque spectacle et chaque album doit d’abord être approuvé par le très conservateur Ministre Iranien de la Culture et de l’Orientation Islamique. En moyenne, un groupe attend 3 ans avant de savoir si son projet est validé. En conséquence, la majorité des groupes en Iran sont complètement underground et doivent échapper au radar des autorités. Toutes les répétitions et les concerts sont illégaux et sont une prise de risque énorme pour les musiciens, les techniciens et le public.
Dans son film Les Chats Persans[4], Bahman Ghobad raconte justement l’histoire de deux musiciens qui recrutent pour leur groupe. On y voit toute la diversité et le dynamisme de la scène musicale de Téhéran, du rap hardcore au rock alternatif. Leur groupe, Take It Easy Hospital[5], sera finalement formé en Californie où ils iront échapper aux menaces. Pour de nombreux artistes, il faut donc choisir entre leur carrière ou leur pays. C’était le cas de Anoosh et Arash dont l’histoire est présentée dans le documentaire Raving Iran. Après avoir organisé leur dernière soirée dans le désert, ils étaient prêts à abandonner la musique lorsqu’ils reçoivent une invitation pour un festival en Suisse. Le documentaire montre combien il est dur pour eux de quitter l’Iran et de vivre en exil loin de chez eux.
(Trailer de Raving Iran)
Et la situation n’évolue pas dans le sens que les Iraniens que j’ai rencontrés souhaiteraient. Les récents succès électoraux de l’aile modéré de Hassan Rouhani aux élections législatives ont eu des conséquences indésirables. Les membres les plus conservateurs de l’Etat craignent de perdre leur emprise sur le système politique et leur hégémonie idéologique. Ils ont donc lancé une campagne de répression contre la vie privée, jusqu’alors plutôt épargnée. Cette répression a pris plusieurs formes et s’attaque surtout à la jeunesse : des mannequins sont jugées pour ne pas porter le voile sur Instagram[6], des youtubers pour avoir chanté « Happy » de Pharell Williams[7], des étudiants pour faire la fête à la maison.
Des dizaines d’individus ont été arrêtés et subissent des peines, souvent physiques pour ces « crimes ». La question du respect des codes de conduites islamiques dans les espaces privés est devenue une des lignes de division entre modérés et conservateurs, un véritable champ de batailles rangées. Hors, le nouveau président n’a qu’un pouvoir limité sur la garde révolutionnaire car elle prend ses ordres directement du Guide Suprême, l’ayatollah Khamenei.
(Hichkas, rappeur de Téhéran)
Ces changements dans la politique iranienne affectent donc directement la vie des gens. Tout d’abord, en réprimant la scène artistique, la police des moeurs empêche certains talents de se révéler et certains groupes d’avoir le succès qu’ils méritent. Ensuite, ces développements creusent l’écart entre une jeunesse en colère et une élite politique croulante. Les tentatives du régime de fonder une pop-culture islamique et nationaliste – on y dance sur des portes avions de l’armée[8] – n’ont eu que peu de succès[9] et contribuent plutôt à ridiculiser le régime.
Avec le développement d’internet, de nombreux Iraniens savent comment vit le reste du monde et fantasment désormais de vivre une vie à l’américaine, inspirée des springbreakers sur MTV. Cette frustration est également associée à l’angoisse d’être une génération perdue, sans futur, sacrifiée par la révolution islamique. Un indice est le taux de toxicomanie extrêmement élevé de la jeunesse iranienne, parmi les plus élevés au monde. Selon les chiffres officiels – à revoir à la hausse donc – 5% de la population entre 15 et 64 ans est addicte aux opiacés (opium, héroïne, morphine).
On peut penser que l’Iran écrit en ce moment un nouveau chapitre de son histoire, avec l’ouverture au commerce international et l’arrivée massive de touristes occidentaux qui se prépare. Peut-être que la réaction des conservateurs extrémistes est le signe qu’ils sont déjà une espèce en voie d’extinction. Si c’est l’espoir de nombreux Iraniens, c’est également une démonstration du pouvoir qu’ils détiennent et de leur force de frappe sur la société iranienne.
Signé Furax
[1] Tous les noms mentionnés dans cet article ont été modifiés
[2] The New York Times – Iranian Students Lashed 99 Times Over Coed Party
[3] Middle Easterners Love To Dance (spectacle de Maz Jobrani, humoriste irano-américain)
[4] No One Knows About Persian Cats – Official Trailer
[5] Take It Easy Hospital – Me and You (Persian Cats Soundtrack)
[6] New York Times – Iran’s Hard-Liners Crack Down on Models Not Wearing Head Scarves
[7] Foreign Policy – Not So Happy in Iran
[8] Amir Tataloo – Energy Hasteei
[9] The Guardian – How Iran is trying to win back the youth
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