« Toute la journée, je regarde le dos de quelqu’un d’autre » me dit-il. « Dans le métro, dans les couloirs, pour monter dans l’ascenseur, pour biper mon badge, pour commander un sandwich, il faut marcher derrière quelqu’un… » Métro, boulot, dos, dos.
Cet article est écrit en partenariat avec Opium Philosophie. Publié ici en version abrégée, vous pouvez le lire en entier dans le dernier numéro de leur revue, consacré aux « Voies de la Ville ». Dans sa version intégrale, le papier est un manifeste qui invite le lecteur à flâner pour se réapproprier la ville par l’imaginaire. Pour Noise, la ville est une partenaire avec laquelle chacun doit nouer une relation. Dans cette prise de conscience urbaine, l’oeuvre du réalisateur Jacques Tati est un véritable déclencheur…
La révélation me sautait au visage en entendant cet ami me raconter son quotidien dans une grande banque de la Défense à Paris. Rien de révolutionnaire, me direz-vous, sinon la simple claque d’une image. Mais les jours suivants furent cauchemardesques pour moi. Les grandes métropoles mondiales finiront-elles toutes dans une inlassable succession de dos ? Je transpirais à chaque passage piéton lorsqu’encerclé d’une foule anonyme, je ne pouvais leur échapper. Je tremblais en voyant approcher les « gestionnaires de flux » de la RATP chargés de pousser les usagers dans les rames du RER A. Des flux. Il ne s’agit que de ça… Tout ce qui faisait l’humanité d’une ville s’était substitué à la force homogénéisante du nombre. Ce mirage pollué ressemblait en tout point à Tativille, la fourmilière moderne inventé par Jacques Tati dans Playtime.
Mais c’est précisément la poésie de Tati qui me sauva de ce filtre noir.
Monsieur Hulot, l’indien dans la ville
Les ballets interminables de voitures, des open-spaces cubiques et monochromes, des bruitages tonitruants, c’est la métropole moderne prophétisée par le réalisateur. Une vision du progrès qu’il élabore tout au long de sa filmographie.
En effet celle-ci raconte la lente gangrène du goudron sur la France rurale. Son premier film, Jour de Fête sorti en 1949 est la tournée frénétique de François, le postier d’un petit village de campagne fasciné par les méthodes « à l’américaine ». Le film suivant Les Vacances de Monsieur Hulot, 1953, met en scène les tribulations de Monsieur Hulot, un personnage maladroit et longiligne dans une cité balnéaire envahie de vacanciers. Vient ensuite l’inénarrable et oscarisé Mon Oncle, 1958, au crépuscule des années cinquante en France. Les derniers films – Playtime 1967 et Trafic 1971, nous laissons volontairement de côté Parade sorti en 1974 – immortalisent la victoire implacable des grands ensembles sur la vieille France : ces espaces conçus pour les flots continus de piétons et de voitures. Tativille est une ville labyrinthique où les immeubles en verre empêchent de distinguer l’intérieur de l’extérieur. Tout y est reflet ou transparence. Les profondeurs de champ se multiplient jusqu’à la dissolution totale du sujet central : le pauvre Monsieur Hulot.
Apparu dès son second film, le personnage ne le quittera plus et soulignera avec constance les paradoxes de la société moderne. Grand et gauche, Hulot ne parle quasiment jamais. Il baragouine tout au plus quelques formules de politesse que le vrombissement d’une voiture recouvrira. Dans son monde, la narration et les dialogues sont secondaires. Dès lors les bruits, les formes et les couleurs se chargent d’une valeur symbolique. À sa place nulle part, Hulot dénote partout et c’est là l’expression de tout l’art d’observation de Jacques Tati. Dans une interview[1], le réalisateur explique qu’à l’école il se retrouvait souvent puni à aller au coin. C’est de ce poste d’observation alternatif qu’il apprend l’importance d’une perspective, alors qu’il était le seul à voir son professeur se gratter les chaussettes derrière son bureau. Il est le seul à voir l’envers du décor : « il y a autre chose que des gens impeccables et corrects ».
Grâce à son personnage lunatique et par jeu de miroir, Tati raconte trois décennies déterminantes de la construction de la France contemporaine, de ses paysages et de ses comportements. En cela, il faut voir Hulot comme un “flâneur” tel qu’il fut conceptualisé dans la littérature européenne.
Le flâneur, ou l’exploration urbaine
Nombreuses sont les études à commenter les récurrences de ce vagabond urbain dans la poésie ou les romans. Baudelaire en donne le premier une définition :
« Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde […] »[2]
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Cet article est publié en partenariat avec Opium Philosophie (leur site, leur page Facebook)
La suite est disponible dans le numéro 4 de leur revue, consacré aux Voies de la Ville.
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[1] Simon Wallon et Emmanuel Leconte, Tati Express, Arte, 2014
[2] Charles Baudelaire, Œuvres Complètes II – Le Peintre de la vie moderne, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 691-692