Si pour vous le quartier de la BnF se résume au Mk2, aux nombreuses universités et bureaux aux allures futuristes, c’est que vous ne connaissez pas le foyer du 55 rue Chevaleret. En novices, nous sommes allés y faire un tour…
Avant tout petit retour historique sur ce mode d’habitation. A l’origine, les foyers de travailleurs migrants (FTM) sont un type d’habitat qui s’est développé au début des années 60. D’une part pour résorber les bidonvilles et améliorer les conditions d’hébergement des travailleurs mais aussi selon le sociologue Sayad Abdelmanek, pour regrouper et contrôler une population jugée “dangereuses et séditieuse dans le contexte colonial de l’époque”(1).
Composés de dortoirs ou très petites chambres avec espaces communs pour la cuisine et les sanitaires, les FTM avaient été pensé pour être des lieux de transit pour des travailleurs censés à terme, retourner « au pays ». Avec le temps, ils finiront par devenir le type de logement privilégié des vieux travailleurs immigrés isolés, maghrébins, Malien ou encore sénégalais. Cette histoire est aussi celle du foyer du 55 rue Chevaleret.
Le 55 est un bâtiment HLM assez banal, de la fin des années soixante. Une large façade impersonnelle de huit étages qui force son chemin parmi les immeubles plus classiques de la rue. A vue d’oeil on constate une certaine usure, on sent que certaines rénovations nécessaires sont passées à la trappe. Devant le portail quelques hommes vendent parfois du maïs chaud dans des sacs noirs. D’autres sur les marches du perron vendent des cacahuètes bouillies ainsi que des cartes téléphoniques, chargeurs , cigarettes à l’unité etc.
Ce jour là « le restaurant » du foyer situé au rez-de-chaussé, juste à droite de l’entrée est fermé pour cause de travaux. Nous retournions sur nos pas quand un monsieur lui aussi venu déjeuner nous fait signe : « c’est au 4ème étage ». Avec quelques autres gaillards qui ont en main assiettes et bols plus ou moins grands, nous partons alors pour le 4ème étage direction l’Afrique de l’ouest.
Dans le hall, c’est un petit ballet qui contraste avec l’agitation ambiante : quelques vieillards s’agenouillent pour prier à même le sol, c’est vendredi jour de prière. Un autre nous confiera l’existence d’une mosquée situé au sous sol du 55. Sans doute était-elle pleine à ce moment.
Par les fenêtres des escaliers qui nous mènent au 4ème, on voit que la cour intérieure est en travaux : « c’est pour améliorer le foyer » nous dit Alpha, 35 ans à vue de nez, « cinquante ans en vrai ». Il avoue vivre de petits trafics et dit ne pas vraiment vivre au foyer. C’est aussi lui qui nous apprendra que tard la nuit, des hommes cuisinent dans leur restaurant au 8ème. C’est le dîner ou le petit déjeuner des veilleurs de nuit. 3€ la barquette de pâtes poulet, à bon entendeur…
Nous continuons notre montée, essayant de déchiffrer les quelques mots de wolof ou du soninké qu’on attend. Nous n’y arriverons qu’a moitié; Évidement c’est une blague. A chaque pallier, de petites échoppes sur une nappe avec des bonbons, clopes, malabars à l’unité, cartes téléphoniques et parfois même un coiffeur. Quelques marches plus tard, nous voici arrivés au quatrième étage.
« Euh, un tieb poulet »
Le couloir c’est un peu une autoroute à deux voies. C’est un chassé croisé, il y a ceux qui partent avec leurs gamelles ou qui ont fini de déjeuné et inversement pour ceux qui arrivent pour déjeuner. Sur notre voie, nous apercevons les chambres par les portes parfois grandes ouvertes. Elles ont l’air exiguës et encombrées, souvent avec des lits superposés.
Une agréable odeur de riz parfumé nous happe les narines. Notre groupe de grégaires ralentit, nous sommes à la porte du restaurant. Il s’agit en fait d’une pièce commune ou ont été installés des fourneaux. Devant nous, quelques hommes attendent leur plat, assiettes à la main, ils ne mangeront pas sur place. A notre droite s’agite une petite brigade de trois femmes et un homme. Derrière, près des fenêtres, des bancs serrés et des mangeurs assis.
Ne vous fiez pas au joli bazar de casseroles, l’organisation est quasi militaire. Peut-être un peu trop si vous êtes un profane. Le premier échange au moment de passer commande sera un peu directif, ne vous laissez pas déstabiliser.
– « A emporter ou sur place ? »
On hésite, elle parle vite, fort et avec un accent. Elle répète :
– « A emporter ou sur place ? »
– « Sur place, sur place !
– « Qu’est-ce que vous voulez manger ? »
– « Qu’est-ce que vous avez ? » (Le menu n’était pas affiché)
– « Tieb poulet, tieb poisson, mafé [riz et boeuf sauce arachide], yassa [riz et poulet aux oignons]… »
Pendant 20 longues secondes, c’est l’énumération express de noms de plats inconnus pour nos oreilles néophytes. Le ton impatient nous incite à choisir très rapidement. Nous répétons béatement le premier plat mentionné, le seul retenu : « euh, un tieb poulet s’il vous plait ». Notre interlocutrice nous pointe du doigt les places laissées vacantes par deux maghrébins trentenaires qui viennent de terminer de déjeuner. Nous partons nous asseoir, un peu à l’ouest.
Mais pour parvenir au bout des tables, aux deux places libres près de la fenêtre, il faut tout de même enjamber quelques personnes qui mangent car l’endroit est exigu. S’engage une séance de voltige, debout sur le banc au milieu des gens qui déjeunent. Enfin, nous arrivons enfin à nos places. Sur la table un peu poisseuse, on trouve du piment et une carafe d’eau. Un cuisto tend par dessus de notre épaule des fourchettes, des cuillères (pas de couteau) et nous des gobelets sans qu’on sache comment il est parvenu derrière nous aussi vite. Nous remarquons les verres en plastique multicolores qu’on retrouve dans les maisons et chez les vendeuses de boullie et de beignets sur les routes. Ces meme verres qui finiront probablement dans un café bobo “branchés” à servir du bissap à 5€. Mais le cuisto s’éloigne déjà comme un gymnaste fou. Il semble flotter au dessus des bancs jusqu’aux fourneaux. Pas le temps de s’ennuyer, deux assiettes copieuses et brûlantes nous sont tendues : 2,50€ par personne. On se tortille pour sortir la monnaie sans bousculer tout le monde.
Pas moins de mixité au foyer qu’à la brasserie Barbès
Trois minutes gloutonnes se sont écoulées lorsque deux jeunes working-girls blanches demandent poliment si elles peuvent s’asseoir près de nous : « Évidemment, de toute façon il n’y a pas trop de place ». Les acrobaties recommencent.
C’est avec le ventre bien rempli que nous quittons les lieux, avec cette idée que le foyer est le dernier îlot de caractère dans le modernisme froid du quartier de BNF. En y retournant, une fois, deux fois, trois fois, nous constatons que la variété des profils est réelle. Outre les habitants, nous croisons des jeans troués à la recherche d’un déjeuner bon marché, des barrettes de shit à la recherche d’une planque tranquille, des costumes à la recherche « d’exotisme »… Souvent perçu comme communautaire, le 55 apparaît comme un lieu de vie et d’échanges. De cette manière il défie les processus les frontières symboliques en place. En effet, la rue Chevaleret étant en contrebas du quartier de la BnF, elle est naturellement isolée des nouvelles installations et des commerces qui y fleurissent. De plus, le foyer est du mauvais côté de la rue, et il n’est pas intégré dans la zone d’aménagement concerté (ZAC) Paris Rive Gauche.
Si d’aspect le lieu n’attire pas l’oeil, il est ouvert et chaleureux comme en témoigne le restaurant ouvert au public. De fait, il lutte contre la ségrégation géographique dont il souffre et qui tend à confirmer l’hypothèse selon laquelle la ville est “mosaïque de petits mondes qui se touchent sans s’interpénétrer”(2).
Cette idée était à été évoqué concernant l’ouverture en mai 2015 de la Brasserie Barbès situé sur le boulevard du même nom entre Tati, le Quick et les tickets de métro à l’unité. L’établissement huppé était qualifié d’enclave bobo dans un quartier populaire. C’est ce que l’urbaniste Sharon Zukin désignait – en référence à l’embourgeoisement de New York et Brooklyn – comme un « apprivoisement par le cappuccino ». De fait, les quartiers connaissent « une montée en gamme esthétique par l’ouverture d’un Starbucks ou d’un autre café ». Le foyer Senghor à l’inverse semble être une enclave populaire dans un quartier en devenir bobo. Mais dans un cas, les portes sont grandes ouvertes, dans l’autre, la terrasse est fermée et le videur est sans pitié.
Bien-sur il ne s’agit pas d’ériger ce foyer en un symbole de diversité et de mixité, ni de faire l’apologie des cigarettes à l’unité et des déjeuners bon marché. Mais plutôt de relever les solutions informelles que les habitants ont su trouver depuis plusieurs décennies pour transformer un lieu d’habitation en un lieu de vie, ouvert vers l’extérieur. Le 55 rue Chevaleret apparaît comme un réel vecteur de lien social et d’entraide. Tout le contraire de la fausse mixité, trop souvent au seul service des détenteurs de l’avantage culturel.
R.M.
(1) Sayad Abdelmanek in Recherche Sociale, n°73, janvier – mars 1980 (retour)
(2) Robert E. Park, La Ville, 1925 (retour)