Du 13e arrondissement de Paris, beaucoup connaissent le « little Chinatown » : les lampions rouges le long de l’avenue de Choisy, les étalages de mangues et de pitayas de chez Tang Frères, les tours en béton de la dalle baignées par les néons des karaokés. Ceux qui ont déjà marché sous la lumière rase de la galerie marchande des Olympiades connaissent bien le fumet brûlant des potages vietnamiens, et les rangs de volailles écarlates suspendues dans les rôtisseries.
Ce que plus de gens méconnaissent, ce sont ces parcelles du 13e qui se trouvent au large du quartier asiatique, et qui nous font voyager sur d’autres continents. C’est le cas de cet axe qu’on appelle la « ZAC Rive Gauche » en jargon urbanistique, épousant la rue du Chevaleret d’un côté, la Seine de l’autre, et dans lequel poussent frénétiquement les immeubles et les commerces depuis dix ans.
Voilà quelques années que les foodtrucks ont massivement investi les lieux, s’alignant sur l’exemple du pionnier Camion qui Fume. Sur le parvis du cinéma MK2, les spectateurs qui ne sont pas encore dans la zone rouge des dix minutes avant le début de leur séance se pressent autour de ces cuisines ambulantes aux saveurs du monde entier, proposant tantôt des hamburgers californiens, des padthaï thaïlandais, des fish and chips britanniques ou encore des chicharron péruviens. Le rituel du pop-corn, devenu désuet, a laissé place à un véritable tour du monde gustatif, chichement contenu dans 100 m².
Au sein de ce panorama culinaire, un emplacement en particulier tire son épingle du jeu: le « New Soul Food », fraîchement arrivé au mois de septembre, qui décline une cuisine afro-antillaise composée de patates douces, de bananes plantains, et surtout de poulet, braisé sur place au charbon de bois ;un peu d’Afrique sur le bitume.
Difficile de traverser ces nappes d’arômes en restant indifférent, ou même de résister à l’appel de la musique tantôt suave tantôt dansante qui s’échappe des cuisines : pas étonnant que les passants se disent d’abord attirés par « le bruit et l’odeur ».
A l’initiative de cette entreprise, deux frères, Joel et Rudy Lane : issus d’une famille de cuisiniers-pâtissiers, ils désiraient mêler les saveurs d’Afrique, des Antilles et d’Europe pour aboutir à une cuisine métissée, à l’image de leur « originale géographie ». Il ne faut donc pas s’étonner de trouver à la carte, entre le poulet yassa et la semoule de manioc, des saveurs « afropéennes » telles que des macarons coco-citron vert.
Leur clientèle est évidemment diversifiée, peuplée de curieux et novices de toutes les origines, mais aussi de nombreux afrodescendants. On lit un plaisir évident à voir leurs origines se faire représenter parmi d’autres dans cet espace homologué, qui n’est pas un quartier-ghetto aux portes de Paris ou une zone associée à un profil économique, à une originale sociale et à une immigration en particulier.
Pas loin de là, rue du Chevaleret, il y a aussi Ketty – que l’on connaît dans le quartier comme « l’ex Clodette » – qui a établi son restaurant afro antillais il y a plus de 10 ans : le Kamukera. Délocalisé à quelques mètres sur la même rue et renommé le « Soixante-douze » depuis peu, le petit resto-bar a laissé place à un vaste établissement qui, entre deux soirées hommage à Claude François (d’un kitsch assumé), accueille spectacles dansants et concerts entre les tables. On y retrouve les acras, les croustades de banane, la mitraille du rhum dans la gorge après quelques verres de Planteur. On y croise une clientèle d’habitués et de nouveaux, séduits par l’ambiance familiale, avec une prédilection particulière des clients asiatiques dont on dit qu’ils apprécient particulièrement la nourriture épicée.
On est tenté de parler d’une valorisation nouvelle de cette culture afro, contemporaine, urbaine, qui réinvente et reraconte son histoire sans arrière-plan revendicatif ou projet politique particulier.
« Afro », car pour les plus jeunes, la référence est tout aussi afro-américaine qu’africaine, et si le motif de la nourriture en témoigne déjà suffisamment (la « soul food », nourriture de l’âme, est associée à la tradition culinaire afro-américaine du Sud des Etats Unis), le mode d’expression vestimentaire n’est pas en reste. Depuis quelques temps, on revoit fleurir au coin des rues les dashikis (vêtement traditionnel répandu en Afrique Occidentale), revisités à la sauce urbaine façon maillot de basket, tandis que les motifs wax subsahariens sont superposés aux fringues Adidas. Ils pullulent particulièrement aux soirées « Yard Summer Club » qui embrasent la terrasse du Wanderlust tout l’été ; et quand on se perd au milieu du public de ces afterworks consacrés à la musique hip hop, trap et ragga le long des Quais d’Austerlitz, c’est Brooklyn qu’on croit voir tassé dans un tout petit espace. Ces synthèses hallucinées de plusieurs cultures (africaine, américaine, parisienne, citadines) sont des pasionarias de la musique, de la bouffe, de la mode, ardemment politisés ou simples militants d’une insolente et fantasque frivolité. Paradoxes de l’ego, ils ont retourné le stigmat calomnieux des Noirs voyants, bruyants, dansants pour en faire une majesté insolente et une sophistication de tous les instants : on a pu voir leurs doppelgangers américains au cinéma dans Dear White People de Justin Simien en mars dernier, ainsi que dans l’excentrique Dope de Rick Famuyiwa cet hiver (plus proches de leur réalité semble-t-il, que les Bandes de filles de Céline Sciamma qui faisaient le buzz à Cannes en 2014). Les rappeurs et les soul men sont les Saint Patrons des grands frères, Beyonce est placée haut au Panthéon des reines mères. Maître Gims, en consacrant son hymne à la sapologie plus tôt cette année, a révélé au grand public français les tenants d’un dandysme africain. Sans la toile de fond du « black lives matter », absente en France, qui alimente la trame politique du mouvement afro urbain aux Etats Unis, la prise de parole n’est pas arrachée : il ne s’agit pas pour l’afroculture de se glisser dans les interstices qu’on lui laisse, mais de trouver naturellement sa place dans les espaces qu’elle investit.
Le 13e arrondissement n’est pas une zone neutre en termes d’africanité : c’est l’arrondissement de Paris qui compte le plus grand nombre de foyers de travailleurs migrants – majoritairement maliens et ivoiriens – le plus important d’entre eux se trouvant rue du Chevaleret. C’est aussi dans le 13e qu’en août 2005, un incendie a fait dix-sept morts et près de 250 blessés dans un immeuble du Boulevard Vincent Auriol peuplé de familles africaines : ces-dernières, expulsées d’un squat de Quai de la Gare étaient en attente d’être relogées par la ville. Le sinistre avait relancé le débat sur les logements insalubres des populations immigrées, et laissé derrière lui une jeunesse en colère et écœurée – amis, familles, voisins, connaissances des victimes, se sentant marginalisés dans leur propre quartier, et qui à l’époque se rendaient au collège, vêtus de t-shirts à l’effigie des jeunes victimes.
Dix ans après, le 13e, semble-t-il, fait la démonstration de ce qui différencie deux types de gentrification : celle qui segmente les espaces et les compartimentent, et celle qui les fait coexister sans qu’ils ne se contredisent mutuellement, ou n’essaient de se couper la parole. Dans cette mosaïque faite de lotissements en béton et de bureaux futuristes nichés dans leurs tours en verre, juste à la lisière de la Chine, bouillonne parfois un petit Harlem, faisant entrer son identité dans les circuits d’une culture reconnue et valorisée.