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Amour et kétamine : une nuit dans le centre de São Paulo

Passage d’une lanchonete à une maison close un mercredi, la nuit, dans le centre de la plus grande ville sud-américaine. 

Au-dessus du bar en inox pendent des fruits oranges, jaunes et verts dans ce qui pourrait sembler être, pour un passant avec de l’imagination, un filet à poisson. On y reconnaît le plus souvent des noix de cocos (dont on boit l’eau à la paille une fois le haut enlevé à la machette), des bananes, des oranges et des citrons. La nuit, les fruits sont éclairés par une lumière blanche, industrielle, qui contraste avec la chaleur des lampadaires du dehors où sont disposées en trois rangées des tables de bois. C’est un bar d’un croisement dans le centre de São Paulo où tous les jeudis une table est réservée au chorinho, cette musique faite d’instruments à bois et à cordes que les passants viennent écouter en se réunissant en roda (cercle) autour des artistes. La bière servie en bouteilles coule dans les petits verres américains que l’on va chercher au bout du comptoir. Clarinette, cavaquinho et guitare à sept cordes improvisent autour de mélodies connues de tous et l’on fume debout en parlant ou en regardant les doigts glisser sur les instruments. Si on a faim, on peut demander un plateau de frites recouvertes de fromage gras et dégoulinant ou encore un sandwich au poulet avec du fromage lui aussi. L’intérieur ressemble à une cantine de réfectoire : tout y est carrelé, les tables et les chaises sont en acier, les toilettes sont sales et puantes. Beaucoup trouvent cela laid et pourtant on se sent bien là-bas.

* * *

Ce soir-là, il n’y avait pas de chorinho mais un match de foot était diffusé aux rythmes des exclamations des serveurs du bar et des clients. Un sans-abri s’est approché pour demander de l’argent. Ses yeux regardaient dans le vide et étaient injectés de sang. Il venait de sortir de prison et était fâché contre la vie : en partant il disait vouloir voler ou tuer quelqu’un. Un peu plus tard, un bloc de carnaval est arrivé du bout de la rue. Il était 22h, heure étonnante pour un entraînement. Mais les percussions résonnaient, puissantes et apocalyptiques, et une jeune femme en longue jupe blanche avec un foulard vert autour des cheveux dansait. Derrière la petite troupe, une petite parade composée d’un homme au regard fuyant et sévère et d’un vieil homme en béquille, le pantalon déchiré sur le devant, formait le public de ce mini-carnaval de rue. Ça a duré une demie-heure et puis les musiciens sont venus boire des bières et regarder le match de foot.

 

Plus tard, en partant du bar, nous nous sommes rendus chez une jeune femme blonde qui enchaînait les phrases sans sens et voulait tantôt que tout le monde parte de son appartement tantôt que l’on ne la laisse plus jamais seule. Un petit chaton blanc se blottissait contre les cuisses des invités en ronronnant. Parmi les invités il y avait : une femme avec un turban rouge, un homme au sourcil droit remplacé par une inscription tatouée en lettres gothiques, une fille en salopette noire qui se tortillait sur le sol et un jeune homme en chemises à fleurs et bonnet noir. Depuis son lit, celle qui nous accueillait a dit à la fille en salopette qu’elle n’avait pas payé sa part pour la drogue et elle lui a dit de dégager de chez elle. L’autre a remis ses bottines noires sans chaussettes et a fait ce qu’on lui demandait. On allait partir avec elle mais la blonde nous a dit de rester. À part elle, personne ne parlait vraiment, l’ambiance était pesante mais personne ne semblait gêné. Les rails de kétamine se faisait passer sur une assiette blanche et la fille en débardeur gris sans sous-vêtement racontait qu’on ne respectait pas son appartement, que les gens profitaient d’elle et de sa générosité mais que moi j’étais gentille, que j’étais une bonne fille. Je comprenais à peine ce qu’elle me disait mais je souriais. Et elle me souriait aussi et elle me touchait les bras et les mains pour voir si j’avais bien compris. Les autres disaient « t’occupe pas, elle est folle. » Quand on est parti, elle est restée seule sur son grand lit qui occupait quasiment la totalité de la pièce. Elle avait les larmes aux yeux.

 

En sortant, nous n’étions plus que trois et face à nous, il y avait le Minhocão, cette artère routière à huit voies suspendues en dessous de laquelle s’enchaînent des tags de trois mètres de hauteur. Le dimanche chacun peut aller skater, courir, faire de la bicyclette, écouter de la musique ou se balader au-dessus. Les voitures n’y passent pas le week-end et la nuit. Cette nuit-là il était comme un colosse jaune et noir. On est passé en-dessous, en traversant en diagonale vers l’autre trottoir d’où deux habitants de la nuit nous regardaient.

On ne sent jamais tout à fait en sécurité dans le centre de São Paulo et la nuit beaucoup moins, surtout avec une caméra dans son sac. À chaque coin de rue, des prostitués attendent des clients et des gars avancent les épaules courbées et l’air hagard dans les rues vides. La nuit, c’est l’attente et l’errance. « ZOMBIE LAND », on m’a dit une fois. Y’a des moments, même la journée, où on les voit, ces gars drogués, énervés et perdus dans la foule.

Nous avancions donc rapidement vers la rue Bento Freitas où les jeunes gens s’entassent les week-ends autour des entrées des deux clubs qui s’y situent. L’un deux s’appelle L’Amour et du lundi au jeudi soir, personne n’est là pour y écouter de la musique. Quand on rentre à l’intérieur on remarque d’abord un transsexuel qui danse sur une plateforme en mini jupe et soutien-gorge bleu électrique. Le bar est vide et sur tous les murs sont collés des miroirs entrecoupés de barres rouge bordeaux. Sur un des canapés en sky rouge, est affalé un homme à bedaine et à l’air vicieux. Il regarde le trans qui le rejoint et se dandine à côté de lui. Ils s’embrassent. Le tatoueur sort de son sac un pistolet rouge et y ajoute une cartouche en dessous. Quand il appuie sur la gâchette, l’embout s’illumine et des bulles savonneuses s’élèvent dans les airs. Je prends une photo mais la vieille dame en pull vert eau derrière le comptoir me dit que je ne peux pas prendre de photo ici parce qu’il y a un client. « Il y a pas d’évènement ce soir. Pas de photos. » Ok, je range l’appareil mais elle continue à nous regarder avec un regard désapprobateur. À l’entrée il y a aussi ce grand homme noir qui attend on ne sait quoi et reste là, debout, planté, dans son pull marine côtelé. La vieille est toujours assise sur son tabouret derrière son comptoir à attendre elle aussi. On va s’asseoir en face du couple et on continue de boire la bière avec laquelle on est rentré. Plus de bulles. On part. La dame répond pas à notre tchao.

Dehors, les deux gars resniffent, de la cocaïne cette fois. L’un d’eux me dit que je suis une gringa. Classique. On regarde la rue. Des filles nous regardent en souriant. Y’en a un qui me dit : « Regarde leurs pieds ». À São Paulo pour savoir si une fille est un trans, il faut regarder vers le sol. On va dans le bar d’à côté, totalement ouvert sur la rue, carrelé en beige, avec des tables en plastique. À l’intérieur, les pistes du jukebox s’enchaînent, sans cohérence, chaque fois un peu plus absurdes. Tout le monde chante sur Amy Winehouse ou sur un remix de « Like a prayer » de Madonna. Tout semble surréaliste et on dirait une scène d’un documentaire sur Brooklyn dans les années 80. D’ailleurs les gens sont habillés un peu pareil. On ne sait plus qui est un homme ou une femme et j’ai beau regarder les pieds, j’ai des doutes. Là, il y a aussi un client qui rejoint sa belle, l’air goguenard et la chemise blanche ouverte. Elle est plus habillée que celle qui était à L’Amour. Il y a aussi une grande métisse, très belle, avec une mini jupe en cuir. C’est l’une de celles qui nous souriaient dehors. On reprend des bières. On les finit. Moi je reste là à côté de l’encadrement en plastique de la caisse qui sert aussi de présentoir à paquets de cigarettes. Je regarde mais je me sens à ma place, bizarrement. Pourtant, je ne le suis pas puisque clairement je suis la seule non-brésilienne du lieu et que je suis une fille. Mais on ne me regarde pas de travers et ça, c’est l’une des beautés du Brésil : on accepte tout le monde comme il est. Le tatoueur prend un taxi, moi j’ai pas de cash avec moi alors je dois rentrer à pied. Tous les distributeurs ferment au maximum à 22h à São Paulo, pour éviter les agressions qui prennent notamment la forme de coupage d’un doigt puisque les distributeurs font aussi reconnaissance digitale. Ça c’est aussi ce qui fait la beauté du Brésil. Je me fais accompagnée parce qu’à deux heures du matin il n’est pas vraiment question de rentrer seule. Le gars me dit que je dois pas m’inquiéter, que je suis en sécurité et qu’il saura quoi faire. Je me dis qu’il a peut-être raison. Il commence à pleuvoir, on croise des gars devant un parking, ils nous indiquent où aller. Sur plusieurs rues on ne croise personne d’éveillé, seulement des corps allongés sur le sol, à moitié en travers du trottoir, que l’on détourne. Le grand hôpital Santa Isabel ressemble à une prison derrière le mur qu’il faut longer. On s’est dit au revoir à l’entrée et puis il est parti, seul, dans la nuit grise de São Paulo.

Fiona Forte

Originaire de l’Essonne, Fiona construit sa réflexion autour de la ville à travers des projets visuels et éditoriaux pensés pour donner la parole aux habitants. Après des études de lettres et de sciences politiques, elle se tourne vers le journalisme et l’organisation de manifestations culturelles, en se spécialisant dans les enjeux urbains. En parallèle, sa pratique photographique s’enrichit au contact des pays qu’elle parcourt, notamment ceux du continent américain, et de reportages en région parisienne. Elle se consacre actuellement à l’écriture d’un documentaire vidéo sur le carnaval de rue brésilien et à la réalisation d’une série photographique sur les liens entre masculinité, féminité et séduction.

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Fiona Forte

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