En 2015, 10 ans après les émeutes, le banlieusard fait toujours aussi peur. Et si la banlieue demeure un lieu de vie et d’innovation culturelle, elle n’en reste pas moins une zone de relégation. Entretien avec Thomas Guénolé, politologue, enseignant, conseiller-politique mais aussi auteur du livre Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?
Votre livre s’intitule « Les jeunes de banlieue mangent-ils les ». Est-ce un clin d’œil à Roy Lewis ? Ou peut-être au dernier film de Jamel ?
Ni l’un ni l’autre, en fait. À l’origine du livre, il y a une tribune que j’avais écrite en été 2014 pour exprimer ma colère face à l’avalanche de commentaires décrivant une fois de plus nos monstrueux « jeunes-de-banlieue », sauvages livrés à « l’islam-des-banlieues », qui transforment les « quartiers » en « nouvelle-bande-de-Gaza », et autres délires haineux. En écrivant le texte, alors que je décrivais les grands traits du terrifiant « jeune-de-banlieue », j’ai réalisé que c’était un monstre légendaire : comme le croquemitaine ou le Satan médiéval d’antan. J’ai donc eu l’idée du titre « Le jeune de banlieue mange-t-il les enfants ? ». Quelques mois plus tard, lorsque l’éditeur Le Bord de l’Eau m’a contacté pour écrire ce livre, il m’a proposé de réemployer ce titre. En mettant juste « jeune de banlieue » au pluriel. Voilà, vous savez tout.
Plus sérieusement, dans un billet vous citez Medine[1], rappeur peu médiatisé et qui rappe « Banlieusard de ta ville don’t panik ». Quel rapport un ancien de Sciences Po tel que vous peut-il entretenir avec la banlieue ?
J’ai écrit cette tribune, puis ce livre, par devoir de vérité sur ce que sont réellement nos plus d’1 million de jeunes de banlieue, qui font l’objet depuis des années d’une diabolisation « H-24 ».
Vous inventez le terme de « balianophobie », de quoi s’agit-il ?
C’est un mélange de peur et de haine envers un monstre fantasmé : le « jeune-de-banlieue ». Ce dernier ne correspond pas aux vrais jeunes de banlieue. Il s’agit juste d’un concentré, d’une peur de synthèse, des pires peurs et haines des balianophobes : peur et haine des pauvres, peur et haine des Arabes et des Noirs, peur et haine des jeunes, peur et haine des musulmans, peur et haine des immigrés. Le jeune-de-banlieue fantasmé par les balianophobes, c’est donc : un jeune Arabe ou Noir pauvre, musulman et immigré, qui par définition leur veut du mal.
Vous dites dans le livre que ce banlieusard mystifié est « un grand gaillard arabe, mal rasé à capuche (…) musclé, agressif et plein de haine envers la France ». Vous en parlez comme l’anti « bloc MAZ ». Qu’entendez-vous par là ?
Le bloc MAZ, c’est un concept développé et étayé par Emmanuel Todd dans Qui est Charlie ? : c’est le bloc sociologique des classes moyennes, âgées, de culture catholique déchristianisée, qui domine notre pays. Le concept est d’ailleurs proche de celui des WASP aux Etats-Unis. J’observe dans mon livre que dans une symétrie frappante, le terrifiant « jeune-de-banlieue » fantasmé par les balianophobes, c’est l’exact contraire : pauvre, jeune, Arabe ; et réputé être fervent musulman ou futur djihadiste, ce qui dans l’esprit d’un balianophobe revient au même.
En 2011, L’AFEV (Association de la Fondation Étudiante pour la Ville) publiait un sondage où l’on apprenait que si 75% des Français avait une image positive des jeunes en général, 60 % d’entre eux avaient une image négative des jeunes de banlieue [3]. Comment expliquez-vous ces chiffres ?
À la façon du Triangle des Bermudes où navires et avions disparaissent, on a un Triangle des Banlieues où la réalité des vrais jeunes de banlieue est remplacée par la représentation mythique du monstrueux « jeune-de-banlieue ».
Premier pôle, vous avez des intellectuels et des éditorialistes, qui véhiculent les discours de la balianophobie. Je décris précisément dans mon livre leurs méthodes de rhétorique pour construire leur monstre fantasmé, qui pour plusieurs raisons leur fait peur en toute bonne foi, faute d’avoir mis les pieds dans des vraies cités. La plus courante est de généraliser, dans leurs discours, les comportements des 2% de jeunes de banlieue qui sont criminels, délinquants, ou dans des bandes errantes, aux 98% qui ne le sont pas du tout.
Deuxième pôle, vous avez les médias et le cinéma, qui reproduisent jusqu’à la nausée le stéréotype du « jeune-de-banlieue » dealer de shit, délinquant, errant en bandes, etc. : dans un cas avec des reportages qui se focalisent sur les 2%, dans l’autre en dépeignant ces mêmes 2% dans 2 films français sur 3 qui montrent des jeunes de banlieue.
Troisième pôle, vous avez le public lui-même, ou plutôt la partie du public qui est balianophobe. Il y a interaction : sans public balianophobe, ces médias, le cinéma et ces intellectuels n’auraient pas d’audience pour ces messages ; mais sans ces médias, le cinéma et ces intellectuels, ce public ne serait pas entretenu dans ses préjugés haineux.
Cette image du banlieusard est un peu paradoxale au moment ou la « culture de banlieue » est devenue populaire et que les Parisiens se ruent en banlieue pour faire la fête. Comment expliquez ce paradoxe ?
La balianophobie n’est pas unanime dans la population française. Elle est seulement très nettement majoritaire. Il n’est donc pas paradoxal que des Parisiens apprécient telle ou telle dimension de la vie culturelle banlieusarde.
Est-il possible que les rappeurs violents qui misent tout sur leur apparence gangsta (citons Kaaris ou Niska par exemple) participent d’une façon ou d’une autre à entretenir l’image du banlieusard délinquant ?
À mon avis, c’est prendre le problème à l’envers. Le rap existe en France depuis plus d’un quart de siècle. La diversité des postures, des types d’écriture, des messages, des générations de rappeurs, va bien au-delà de la distinction habituelle entre l’« egotrip » et le « rap conscient ». Il est donc très facile de trouver des rappeurs qui ne soient pas dans le trip gangsta ; un style d’ailleurs plagié du gangsta rap américain, façon Tupac.
Bref, quand quelqu’un se focalise sur les rappeurs à message violent et à look gangsta, malgré la profusion et la diversité du rap français, c’est qu’il a choisi de n’y voir que ça. Mon anthologie de textes du rap français, dans le dernier chapitre, sert justement entre autres à montrer que ce rap regorge de textes qui relèvent de la poésie contemporaine.
Vous-même, quel est votre titre de rap préféré ?
Gens pressés, de Keny Arkana.
Quitte à choquer, vous empruntez un vocabulaire assez « hard » aux cités : vous parlez de « baise », du « voile de la salope »[4]… Sauter cette barrière linguistique est une façon de démonter l’image du banlieusard ?
Non, c’est juste un choix d’écriture. J’écris telle phrase crûment parce qu’une formulation plus policée ne rendrait pas compte avec autant d’exactitude de ce dont je veux parler. Le type d’expression vient alors de moi : il n’est pas emprunté aux cités.
Seulement dans certains cas, rarissimes, j’emploie l’expression crue parce qu’elle m’a été exprimée telle quelle sur le terrain : le « voile de la salope », par exemple, je ne me serais jamais permis de forger cette expression avec mon regard extérieur.
Pour poursuivre sur le vocabulaire : c’est surtout le chapitre « La langue de Molière » qui est intéressant sur ce plan. J’y explique que le parler des cités n’est pas une sous-catégorie de langue française, qu’il évolue très vite, et que c’est en réalité un argot contemporain.
L’analyse géo-spatiale tient une place importante dans votre travail. Vous parlez d’apartheid, de ségrégation de religion et de couleur de peau, des mots très durs. Envisagez-vous la rénovation urbaine comme des moyens pour changer le regard sur la banlieue ?
Pas nécessairement, hélas, car il y a la dynamique de gentrification : dès que vous améliorez la qualité des quartiers et de leur réseaux de transport, vous commencez à voir arriver l’installation de classes moyennes / classes moyennes inférieures, venues des centres-villes, elles-mêmes poussées dehors par la « supergentrification » des riches venus de tous pays pour s’installer au cœur de la grande ville. Moralité : c’est contre-intuitif, mais rénover massivement les cités et développer leurs transports, c’est prendre le risque que les pauvres se fassent chasser en quelques années.
Par ailleurs, je ne pense pas que parler d’apartheid et de ségrégation, ce soit employer des mots trop durs. Hormis en matière de mariages mixtes, pour lesquels la France est championne du monde, l’existence en France d’un apartheid moderne, d’une ségrégation économique, sociale et culturelle, me semble être une évidence statistique.
Un centre culturel hip-hop est en projet dans le cadre de la rénovation des Halles (ndlr : le centre culturel hip-hop La Place a ouvert en septembre 2016), vous en pensez quoi ?
Que c’est encore un cas de phénomène culturel né chez les jeunes de banlieue et qui, au bout de quelques années, infuse suffisamment dans les classes moyennes pour devenir mainstream ; et donc, pour s’installer dans nos centres-villes. Les bars à chicha sont un autre bon exemple.
Dans une note confidentielle remise au président François Hollande, Anne Hidalgo propose un rééquilibrage des arrondissements[4]. Avec a priori une redistribution des richesses pour les arrondissements les plus pauvres, souvent les plus peuplés. Cela pourrait-être la solution entre banlieue bourgeoise et populaire ?
Plus globalement, je dirais que par définition, quand le problème central est l’apartheid à tous niveaux – sauf matrimonial – dans la société française, toute politique active de « dé-ségrégation » va dans le bon sens. L’égalité réelle des chances, en particulier dans notre système éducatif qui aujourd’hui est à deux vitesses entre classes pauvres et classes moyennes, constitue sans doute la priorité politique absolue. Mais bon, j’enseigne : donc ma foi dans le progrès humain par l’égalité des chances éducatives n’est peut-être pas objective.
Propos recueillis par RM
[1] Extrait de Medine, Don’t Laïk (2015) [2] AFEV, Jeunesses et inégalités : le grand défi de 2012, Observatoire de la Jeunesse solidaire : 4e rapport annuel, 2012, page 5. [3] Thomas GUÉNOLÉ, «Le jeune de banlieue», cet être «aussi réaliste qu’une licorne», Slate, 22 septembre 2015. [4] Béatrice JÉRÔME, « Anne Hidalgo veut redessiner les arrondissements de Paris », Le Monde, le 22 septembre 2015.Rencontrée aux abords du quai de la ligne B « Saint Michel » en fond…
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