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Ekoué en Long-Format

En près de vingt ans d’existence, La Rumeur s’est faite une place à part dans le paysage rap en France. Après son péplum judiciaire d’une décennie gagné contre Nicolas Sarkozy, le groupe avance dans l’ombre, propageant sa démarche engagée aussi bien dans la musique que le cinéma ou l’édition. Noise a pu échanger avec l’une de ses têtes brûlées, Ekoué, qui nous a reçus dans ses bureaux pour une heure d’échanges sans tabou.

Alors que la nouvelle compilation de La Rumeur, Les Inédits 3 vient de sortir, le rappeur a la ferme intention de démontrer que son art peut se bonifier à l’approche de la quarantaine, « en se creusant la tête un minimum ». A vous de juger, à la lecture de cet entretien fleuve, ou bien sur la scène du Théâtre du Rond-Point lundi 30 mars prochain.

 

Comment s’est produite cette compilation des Inédits 3 ?

C’est un disque qu’on a en édition limitée, car on n’a pas de temps à consacrer à une promo pour espérer pouvoir en vendre plus, donc ça reste quelque chose de très confidentiel. Je crois qu’on en a mis 3000 en vente. On sait d’ores et déjà qu’on ne bénéficiera pas d’une grosse exposition. Pour les dix ans de Du cœur à l’outrage on avait rajouté des Inédits, il n’en reste plus, les 500 copies sont parties assez vite. On est vraiment dans ce type d’économie.

Concernant la création, certains morceaux étaient déjà écrits, d’autres en chantier ont été fini en tournée et certains ont été écrits pour l’occasion. Ce sont souvent des morceaux en solo. Dans mon cas, deux morceaux ont une histoire récente, c’est Lynette et Laisse la famille en paix. Sinon ce sont des chutes. Pour Hamé et Philippe c’est à peu près pareil. Aujourd’hui on écrit chacun de notre côté.

 

Pourquoi ne pas avoir sorti davantage de morceaux en groupe ?

La machine de guerre ça reste les albums. Ça amorce un cycle et par définition, ça en termine un autre. Pour l’instant on en est à quatre albums. Des groupes de notre génération en sont déjà à huit. C’est dans ce cadre là qu’on privilégie les morceaux à trois. On considère que pour bien faire les morceaux à trois, il faut se retrouver individuellement. Souvent je pense que les inédits nous permettront d’être plus imprégnés et organiques pour amorcer un nouveau cycle.

Du cœur à l’outrage, qu’on considère être notre meilleur album, a été écrit sur les braises de notre procès avec Sarkozy, on n’avait pas une thune, on était en mode « on fait pas semblant, on y va franco, on est prêt à aller au bout ». Une décennie de cassation en cassation, on nous enlève le droit de poser ce genre de question [ndlr : les crimes policiers impunis] et c’est dans ce souffle là qu’a été écrit notre album. Le morceau Qui ça étonne encore a été écrit au moment où au niveau de nos vies on était dans des équilibres assez fragiles et c’est ce qui a fait qu’on a écrit cet album. Regain de tension, c’était le trait d’union entre L’ombre sur la mesure et Du cœur à l’outrage. On était étudiants, on était en major, mais dans une certaine précarité, avec des concerts à cent euros le cachet. Mais on était dans un cadre où on était en mesure de poser des rimes et d’écrire de façon beaucoup plus aisée, pour chiader notre contenu. On sort notre magazine, et là Sarkozy nous tombe dessus, puis Skyrock avec une double-plainte. Après, tout ça a conditionné le reste.

Avec Tout brûle déjà, débute un nouveau cycle. Il y a cette démarche de rentrer dans l’intime, de parler du haut de nos 35-40 ans. De parler non plus comme des ados de vingt ans, mais comme des pères de famille qui ont d’autres responsabilités, qui sont sortis d’une période d’acharnement judiciaire, qui sont allés chercher des diplômes prestigieux [ndlr : Sciences Po pour Ekoué, New York University pour Hamé, Dauphine pour le Bavar], qui se sont structurés pour monter une société de production, autoproduire dans l’indépendance la plus authentique, et trouver notre modèle économique… Dans cet intervalle-là, il y a eu Nord Sud Est Ouest, il y a eu des tournées. On était tout le temps sur scène. Il faut que notre cinquième album soit irrigué de tout cela.

 

 

Tu dis que la machine de guerre reste l’album, même si celle-ci est de plus en plus remise en question en 2015.

Ca va même au delà. Depuis la révolution industrielle, t’as très peu d’industries dont le marché a perdu 65% de leur valeur en l’espace de dix ans. Je veux bien que des gens spéculent et continuent à s’accrocher à un cadavre, mais le modèle major-radio est mort, clairement. Il faut lui laisser vivre ses dernières années mais c’est à perte, c’est comme la presse écrite. Ca nous amène à une situation pour des groupes comme le notre qui ont réussi à mobiliser un public à créer un lien direct avec notre consommateur, on préfère capitaliser autour d’une marque, d’une façon de faire, et proposer à notre public une variété d’offres. Et peu importe combien d’albums on va sortir ou si on fera le top 50. Ca fait longtemps qu’on n’est plus dans ces débats là.

 

Tu parles de modèle économique, concrètement quel est celui de La Rumeur aujourd’hui ?

La Rumeur a vingt ans, et reste un groupe de rap. On est tout le temps sur scène, demain on est à Montpellier, puis à Nantes etc. On a fait une tournée d’hiver qui était quasiment partout à guichet fermé. On tourne dans des salles à des jauges de 300-400 personnes en province, et des capacités plus importantes à Paris. On connaît nos forces et on n’a pas besoin de faire forcément plus. On est tout le temps en train d’écrire, que ce soit des lignes de dialogue ou des textes pour la scène. C’est le cœur qui bat de notre démarche. Je peux te parler d’une situation de crise profonde dans le disque, qui nous pousse à aller chercher de l’argent ailleurs et manifestement ça marche, et ça marche même mieux qu’à l’époque où l’industrie du disque était au top. Mais il faut se creuser la tête un minimum.

 

Quelles sont vos autres sources de revenus ?

Fort de ses vingt ans dans la musique, La Rumeur est en train de développer d’autres activités. On a deux films à notre actif. Ce chemin devant moi, qui a eu un prix à Clermont Ferrand, qui est allé à Cannes pour être à deux doigts de la Palme d’Or, et qui nous a permis de voyager. De l’encre a très peu été relayé dans le milieu du rap, mais ça ne m’étonne pas. On était tellement à part, qu’il était inconcevable pour ce milieu d’attester le fait que notre démarche porte ses fruits, car ça aurait été un aveu d’échec de leur part. Ca faisait partie des trois plus grosses audiences des téléfilms de Canal+. On a été aux Trophées du film français [ndlr : l’équivalent des Césars pour la télévision], on a eu deux prix au Festival International du film de Genève [ndlr : meilleur long-métrage et prix du public]. On était censé passer une dizaine de fois sur les circuits, on est passé une quarantaine de fois.

Donc d’un point de vue économique, c’est comme si on avait vendu 800.000 albums.

C’est ça la réalité. Ca nous a permis d’avoir des bureaux dans un bon quartier (XVIIIe arrondissement de Paris) et d’avoir notre lieu de production à nous. Après ça nous a aussi permis d’investir dans une société d’édition. On a fait deux titres. D’une part, Born to use mics qui est en déjà rupture de stock. D’autre part, on a sorti Que dit l’autopsie illustré par l’artiste Jean-Yves Donati, qui fait son chemin.

On a d’autres ambitions par rapport à cette boîte d’édition, mais là c’est juste une question de temps et d’effectifs. Il y a un petit du Havre, qui est un tueur à gage en dessin, en street-art et en photos, on va lui sortir son livre. Il y a des projets plus ambitieux aussi. On mène discrètement notre barque, dans notre coin, et ça nous va très bien.

 

 

Abordons un peu votre concert La Rumeur bloque le Rond-Point ce lundi 30 mars 2015. Vous vous êtes déjà produits à l’Olympia, dans des salles partout en France, dans des festivals… Peux-tu expliquer votre démarche ? Qu’as-tu à dire aux gens qui pointent du doigt le fait que vous participiez à l’accélération de l’institutionnalisation du rap ?  

Le débat sur l’institutionnalisation, il était peut-être valable dans les années 90 quand t’avais 95% d’autoproductions et 5% de mecs en major qui faisaient de la merde. Franchement le rap, vu la gueule qu’il a aujourd’hui, et vu les concessions qu’il est prêt à faire pour vendre trois disques… L’institutionnalisation c’est plutôt la pop-culture que des mecs de nos âges sont en train de pondre. Ils sont dans des réflexions de modèle économique, ils veulent rester dans un formatage pour ados, dans le mimétisme, le plagiat le plus pourri des dernières tendances qui se font aux Etats-Unis. C’est une posture de soumis. Aujourd’hui, on sait ce que c’est que le théâtre du Rond-Point, c’est une institution caviardisée comme peut l’être l’Olympia ou Le Monde quand on y fait une interview. Après tout dépend du contenu que tu donnes. Je peux te dire que La Rumeur ne va pas faire du Abd-Al-Malik, ça c’est clair.

 

Mais tu reconnais que cette démarche accentue la perception selon laquelle votre public serait de plus en plus parisien, et de moins en moins issue des quartiers populaires ? Alors que vous avez la volonté de les représenter…

Pouvoir déclamer mon répertoire en bas des Champs-Elysées et inviter mes potes quadragénaires pour qu’ils invitent leurs nanas, et pouvoir se fumer un cigare ensemble après ? Franchement c’est la classe, je suis content. Quelque part, j’ai pas fait du rap pour me retrouver à quarante piges à faire des MJC. Au bout d’un moment faut être logique. Après notre public a la couleur de l’endroit où on joue. Quand on se produit dans une SMAC en province, t’auras toujours des grands frères des quartiers périphériques qui connaissent La Rumeur. Ils viendront et feront découvrir notre musique à leurs petits. Maintenant si tu vas jouer dans le centre-ville de Clermont-Ferrand ou dans des salles parisiennes comme La Cigale ou L’Olympia, c’est pas les quartiers que tu vas faire venir. Après je ne me souviens plus de son nom, mais une sociologue avait démontré [ndlr : Stéphanie Molinero dans son ouvrage Les Publics du Rap] que contrairement à ce qu’on dit, on était le groupe qui, à notre modeste échelle, avait le public le plus hétéroclite.

C’est comme si je prends dans une famille, t’as le petit frère qui écoute du rap turbulent, t’as la sœur qui va écouter autre chose, et le grand frère politisé qui va jeter un œil sur La Rumeur. Via nos textes, nos interviews ou encore le procès, c’est à lui qu’on s’adresse. T’as aussi des « gentrifiés » qui viennent des quartiers mais qui n’y habitent plus, d’autres qui y habitent toujours. Après faut être clair, les mecs de quartier de notre génération ne sont pas forcément ceux qui se déplacent le plus en concert. Mais en règle générale, c’est un public que j’aime parce qu’il est aussi divers qu’exigeant. Par rapport au public soi-disant de « rap de rue », on nous a souvent reproché notre côté « rap conscient ».

Moi je l’assume, je fais du rap qui est conscient que pour s’en sortir dans cette société, il faut s’instruire, il faut faire de l’argent, il faut faire un capital.

Si tu peux te constituer un patrimoine, faut le faire, et faut s’en donner les moyens. On veut vivre en paix avec l’idée qu’on se fait d’une ascension sociale. Mon père, il était petit cadre et ma mère ouvrière en dactylo. Mon objectif c’est de faire mieux, car le but de l’homme c’est de pouvoir se transcender. Et quelque part, c’est ça être dans une démarche consciente. L’idée ce n’est pas de faire un rap de maître d’école. Par contre, on est conscient par opposition à un rap qui ne l’est pas.

Dans notre démarche on a préféré parler à l’intelligence des gens. Je n’ai aucun souci avec le côté « club » et divertissement du rap… Par contre là où je en suis pas d’accord, c’est quand on dit « on n’apprend rien de la dimension consciente du rap ». Car le « rap de rue » ne m’apprend rien du tout. La seule chose que ça m’apprend, c’est que 99% des mecs qui en parlent sont dans la surenchère. Ils mentent, ils ne connaissent rien de ce qu’ils racontent. C’est comme les clashs, où les mecs s’envoient des piques via Instagram. La Rumeur a été dix ans en clash avec le Président de la République. C’est là que tu situes le niveau du clash. On n’est pas dans le « game ». Notre démarche reste à part, elle marche, et on continue.

 

C’est intéressant ce que tu dis sur la gentrification. Récemment le Canal 93 a organisé une table-ronde au sujet son impact sur l’esthétique rap.  

Le rap a l’âge de ses artères, il grandit. Il est débattu à Sciences Po, et aujourd’hui tu trouves des meufs aux soirées Hip-Hop… Moi quand je suis arrivé en 1996 il n’y avait pas de meufs. Les concerts partaient systématiquement en couilles, et on allait chercher des grosses équipes de mecs pour se bagarrer. On n’avait pas une bonne réputation. Après oui le rap se « gentrifie » d’une certaine manière, mais ça va au-delà du XVIIIe, ça touche Paris et sa petite couronne. C’est une musique qui a presque un demi-siècle, avec une offre de plus en plus variée. Pourquoi le rock aurait ses différentes gammes, et pas le rap ? Il y en a pour les jeunes, mais aussi pour les plus âgés qu’on arrive à toucher. La Rumeur va pas faire des films de jeunes, des musiques de jeunes, mais produire ce qui est en rapport avec notre âge. Effectivement l’accent n’est pas forcément mis sur les gens qui sont dans des démarches similaires à la nôtre, car c’est moins spectaculaire, mais j’ai envie de te dire « tant mieux ».

 

Tu parles beaucoup d’ascension sociale. Dans cet extrait de Nord Sud Est Ouest, 2e épisode, on entend ces rimes à tendance capitaliste : « j’ai l’ambition à peine cachée de raisonner en parts de marché, pas comme Georges Marchais ou Marie-George machin ». Et en même temps La Rumeur a toujours ouvertement assumé des références à un Frantz Fanon et ses idées postmarxistes. Ces propos ne sont-ils pas un peu contradictoires sur le fond ?

Tu sais, j’ai toujours été un des premiers artistes à parler d’argent de façon complètement décomplexée. Le premier couplet que j’ai posé disait : « Matérialiste j’ai pas le choix, opportuniste tant mieux, sans parler du milieu avec du hardcore plus vicieux ». C’était ça ma démarche. La nécessité de faire de l’argent et d’en faire beaucoup a toujours été présente. Après ça ne m’empêche pas d’être sensible aux injustices, et quelque part œuvrer pour donner de la force à ceux qui en ont besoin. Par exemple, mardi on va jouer en prison. Moi j’aimerais bien voir ceux qui font du « rap de rue » à deux balles – qui montrent des filles et des kalashs – rapper avec des mecs qui en ont pris pour vingt piges. Tu vas voir comment ils vont être reçus. Après si tu veux me faire dire que j’ai des accointances avec une façon de pensée associative emprunt d’une culture d’extrême-gauche, moi je ne viens pas de là. J’essaie de raconter mon quotidien avec un peu de justesse, et si ça peut me permettre de croûter tant mieux. Je ne suis jamais allé dans une manifestation de ma vie. Je ne suis pas là-dedans.

La semaine dernière dans le cadre de notre festival, on a reçu Youssoupha en masterclasse à Sciences Po. Il a dit haut et fort qu’il reniait toute responsabilité qu’on lui incombait en tant que modèle auprès des jeunes, et ce notamment à l’heure des réseaux sociaux où les rappeurs de sa notoriété sont des personnalités publiques influentes.

Je pense qu’en réalité la seule influence qu’ont ces « gens à responsabilité » c’est de parler à un public très jeune et assez naïf mais qui se détournera d’eux dans cinq ou six ans. Ces gens se font de l’argent sur ce public. Skyrock est un bon exemple, ils capitalisent sur le fait que tu captes de l’attention à un moment donné. En fait, tu peux être tirailleur sénégalais, c’est bien, c’est noble, c’est ce qu’ont été nos grands parents.

Mais quelque part il ne faut pas attendre de la reconnaissance de ceux qui t’ont envoyé au front.

Pour les rappeurs, un certain nombre de médias t’imposent cette responsabilité. C’est eux qui ont eu la volonté de te mettre en avant, c’est eux qui tiennent les marrons chauds tandis que toi tu joues l’idiot utile. Il faut toujours en venir à l’os. Au fond, qui a réussi à construire une carrière dans le rap français, en proposant un modèle, une vision, une ligne claire depuis le début ? T’en n’as pas énormément. Après ce sont des suiveurs. En tout cas nous dans notre créneau, La Rumeur, on est les seuls à produire des films, on a gagné notre procès contre Sarkozy, on produit nos propres concerts, et à terme on sait qu’on aura un niveau d’exposition plus important que tout ceux qui se battent pour obtenir des playlists dans des radios.

Ce film là [ndlr : il montre l’affiche du court-métrage Ce chemin devant moi] on est parti le présenter à Dubaï et New York. Donc le truc de la responsabilité, c’est bien beau, mais pointe les responsables qui depuis deux décennies se sont fait beaucoup d’argent sur le rap. J’ai bientôt quarante ans, j’ai eu raison de faire le rap que je fais, j’ai eu raison d’aller à l’école. J’ai eu raison de le faire dès le début, car c’est qui me permet d’en vivre. Quand aux mecs qui faisaient l’apologie de la came il y en a de plus en plus, alors qu’aujourd’hui t’as des quarantenaires qui commencent à crever le nez dedans. Il y en a qui vont se rendre compte trop tard qu’ils n’ont pas fait les bons choix, et quand ils vont se retrouver dans des secteurs d’activités différents par rapport à ce qu’ils faisaient, ils se trouveront face à des murs infranchissables. Les places où il y a de l’argent, elles sont chères et le retour de bâton est violent. C’est ça la vraie vie. On nous fait croire que dans le rap, il n’y a pas besoin de diplôme, il suffit de passer sur Skyrock ou Planète Rap pour réussir. Et regarde le nombre de groupes de notre génération. Tous les mecs qui brandissaient les Disques d’Or au début des années 2000, où sont-ils ? La réalité elle fait très mal. Ils sont dans le shit, ils pèsent trente grammes et se prennent des gifles par des mecs de quatorze ans. C’est à peu près des parcours de toxicos. J’ai presque de la compassion pour eux, parce que ce sont des gens que je pourrais presque considérer comme des frères et qu’à ma modeste échelle, j’ai envie d’aider.

 

A t’entendre, on pense à une interview que Kenzy a faite récemment pour l’émission On refait le rap. Il disait que les rappeurs, malgré des excellentes productions et une technique perfectionnée, ne peuvent plus percuter, car dans le fond ils n’ont plus de substance subversive comme il y a vingt ans. Tu partages cet avis ?

Déjà, cette interview était très bonne, probablement l’une des meilleures que j’ai vue sur le rap. Sinon pour répondre à ta question, oui c’est vrai. Encore une fois les gens t’écoutent et t’écouteront à l’aune de ce que tu fais. S’il s’agit d’avoir des millions de vues ou de likes sur la toile, ou se faire passer pour ce que tu n’es pas, c’est un choix, mais tu risques de ne pas faire long feu. Après t’as des gens qui s’essaient dans des contrées et qui assument avec des couilles. Par exemple, on peut dire ce qu’on veut de Booba, c’est un gars qu’on connaît depuis un certain temps. On est de la même génération, on a commencé en même temps. Quand au temps de Lunatic, il sortait Le crime paie, je sortais Blessé dans mon ego. Aujourd’hui il est sur toutes les lèvres, il est dans la surexposition, et il a monté sa marque de sape qui est à mon avis aussi pourrie que ce qu’il raconte, même si au demeurant il a fait de bons morceaux. Il est dans une tendance au sur-marketing que je ne partage pas du tout, mais ce qui est respectable, c’est qu’il a le mérite d’exister en étant son fer-de-lance. Après les autres c’est que des suiveurs, qui ne récolteront que les poussières de l’étoile.

De notre côté, on a monté notre propre créneau qui est tout autre. Je suis fier d’être rappeur, de connaître la rue et d’être sorti de Sciences Po. Je suis fier de faire des films qui ont été vus et rachetés dans le monde entier, de tourner dans des festivals prestigieux et de faire mon oseille en toute discrétion, d’avoir une démarche de progression tout à fait exponentielle, et d’avoir de plus en plus de personnes qui s’agrègent à nos projets car ils ont conscience que ça tient la route. Notre enjeu, ce n’est pas de savoir si on va vendre 150.000 disques : je m’en bats les couilles. J’en ai rien à foutre, il n’est plus là l’oseille. Tu parles à Booba de sa marque de sapes, il te dira que ça lui rapporte beaucoup plus que ses disques. Le mec fait du placement de marques, avec un intérêt économique viable. Il plaît à énormément de gens, c’est the resta, il a voulu briller comme une étoile, il a réussi. On aime ou on n’aime pas, mais au moins c’est cohérent. Ce que lui disait depuis le début, lui l’a assumé, et La Rumeur c’est idem, avec une démarche totalement opposée. Nous, on avance dans l’ombre.

Après t’as des mecs qui sont dans un entre-deux, qui se présentent comme des rappeurs conscients. Moi j’ai envie de leur dire « déjà, retournez à l’école », car quand j’entends leur discours économique, politique, et social, ce sont des réflexions de collégiens. J’ai rencontré des jeunes brutes de vingt et un ans en Math-Sup, Math-Spé, qui rentrent à l’IEP, à Polytechnique ou en Sup de Co, c’est un autre niveau de réflexion. Sous prétexte qu’ils sont dans un système de spéculation avec des vues numériques, ces rappeurs conscients s’imaginent qu’ils sont dans la production de concept, qu’ils pensent autrement que là où on leur a dit de penser, alors que malheureusement ce sont des châteaux de cartes. Tu ne peux pas être à la fois chez Skyrock et être dans cette démarche intellectuelle, au bout d’un moment, t’as un double-discours qui n’est pas tenable.

 

 

En parlant de démarche engagée, Kendrick Lamar vient tout juste de sortir son nouvel album To Pimp a Butterfly. La question raciale y est très présente et on lui découvre une véritable profondeur, parsemée de références pointues à la culture afro-américaine. Sa démarche artistique te parle ?

Kendrick Lamar est super cohérent, et il a certainement beaucoup de talent. Il a le succès qu’il mérite, et je préfère que ça soit lui qui fasse la tendance aujourd’hui. Il représente quelque chose et il replace la question noire dans le contexte de l’Amérique actuelle, qui a digéré un certain nombre de problématiques sociales et ethno-raciales. En étant allé à plusieurs reprises aux Etats-Unis, je peux te dire qu’il y a réellement une classe moyenne noire. Il y a des cercles d’influence et de pouvoir bancaires, économiques, sociaux noirs. Je suis allé à Atlanta où j’ai rencontré la dixième fortune de la ville, qui est noir. Le mec me dit « ces deux buildings là en face, c’est moi qui les ai rachetés ». On est allé au sous-sol, où il y avait un parterre d’ordinateurs avec que des petits noirs, et il me les montre en m’indiquant « lui il va à l’université de Berkeley, lui il va Yale, lui à Princeton, lui à Harvard ». En France t’as pas de modèles comme cela, qu’on le veuille ou non. Donc ce que je trouve appréciable dans la démarche de Kendrick Lamar, c’est qu’il représente la musique de ses aînés : le rap des années 80 de Compton avec les Ice Cube, Dre et Eazy-E qui était vraiment un rap de pauvres avec cette volonté d’accès à l’oseille, mais aussi un rap politisé de L.A. dont je n’aurai jamais cru l’existence. En même temps, je suis allé dans le quartier de Watts, où j’ai rencontré un type qui a monté un musée de l’esclavage juste après les émeutes. Je pense que ce projet a contribué à un changement de cap. Finalement, le rap de Kendrick Lamar et de L.A. sont des révélateurs de ces réalités.

 

Ca n’empêche pas des évènements tragiques comme ceux de Ferguson.

On sait très bien que les Etats-Unis est un pays qui s’est construit à coups de flingues et qu’il y a des brutalités policières comme Ferguson. On aime bien mettre ces événements en avant dans les médias en France, car c’est spectaculaire. Chez nous, t’as les deux flics de l’affaire Zyed et Bouna qui viennent d’être relaxés [ndlr : la procureure a effectivement demandé la relaxe, mais le verdict est prévu le 18 mai]. En France, sur la question de nos minorités visibles, on est très loin du compte, que ce soit sur les cercles de pouvoir et les prises de décision.

 

Tu parlais d’Atlanta, de mimétisme et de tendances actuelles. Ca fait maintenant une décennie que le son qui vient de là-bas, qu’on dénomme Trap Music ou Dirty, domine la scène rap américaine. Tu peux comprendre que ce genre musical touche un public aussi large dans le monde, notamment chez les jeunes ?

J’arrive à le comprendre aux Etats-Unis. Mais encore une fois, là où j’ai un problème, c’est en France. C’est un créole de chez eux, c’est une spécificité locale, qui s’exporte bien avec ses particularismes. Pour ma part je ne fais aucun complexe par rapport à un mec qui fait de la Trap Music. Mais nous, on est fier de produire un son parisien. Ma façon de rapper, ma façon de m’exprimer est parisienne, c’est comme ça que j’arrive à apporter ma diversité dans le paysage musical français, mais aussi dans le paysage hip-hop international.

Quand je vais à New-York, je ne m’habille pas en baggy avec des casquettes New Era. Je suis un mec de quartier de France qui veut de l’oseille comme eux mais qui vient d’ici. Je me souviens quand j’étais avec Philippe (ndlr : Le Bavar, autre membre de La Rumeur) à Minneapolis aux Etats Unis, on croisait des mecs de la rue qui nous avouaient ne pas savoir qu’il y avait du rap en France. Ces mecs, qui ne savent même pas où placer Paris sur la carte du monde. Tu vas leur montrer des rappeurs français qui rappent en mode trap ou dirty d’Atlanta, ils vont dire « vous êtes des suceuses, vous n’avez pas de face, vous êtes des esclaves ! ». C’est comme si demain je vais en Bulgarie et au Canada, je vois des mecs qui s’habillent comme des mecs de Paname, qui portent des maillots PSG et qui essaient de s’approprier nos codes, notre humour… Je ne peux pas les respecter ces mecs. Sur TF1, on nous présente Johnny Halliday comme une star internationale. Aux Etats-Unis, pays d’Elvis Presley et Frank Sinatra, ils se foutent de sa gueule, ils rigolent. Ceux qui ont réussi à se faire respecter en proposant quelque chose d’original, ce sont des gueules comme Aznavour ou Piaf, qui sont arrivés avec la classe, leur côté céfran, leur côté « on est issu d’une histoire qui est séculaire », et ça ils respectent.

En ce qui concerne le Hip-Hop, si on a le respect des Américains, c’est grâce aux mecs de quartiers. À une époque, les rappeurs cainris arrivaient à Paname, et ils se croyaient au Luxembourg : ils mettaient des carottes à des gars et se tapaient quelques groupies. Jusqu’au jour où il y a eu des grands qui ont commencé à sortir de prison et arriver avec les petits de leurs cités. Les Naughty by Nature, Redman etc, se sont fait avoiner deux ou trois fois. Ils se sont passés le mot « à Paris ils plaisantent pas » et maintenant ils se tiennent à carreau. Cette victoire d’estime, ce n’est pas des Zulus de Paris suceurs de rappeurs américains qui l’ont obtenue. Pour notre part, au-delà de conscient ou pas conscient, La Rumeur fait un rap parisien, avec des références parisiennes et un son parisien.

 

Justement à Paris, t’es au courant qu’il y a un projet de centre culturel Hip-Hop aux Halles baptisé « La Place ». Selon toi, c’est pertinent, ça répond réellement à un besoin pour structurer le mouvement en Île-de-France ?

Pour l’instant c’est à l’état d’une grosse MJC pour encadrer des jeunes de banlieue afin qu’ils puissent moins galérer. Là où c’est une avancée, c’est que j’ai entendu dire que ça ne va pas être tenu par des imposteurs mais par des gens qui viennent de cette culture. Après faut leur laisser du temps avant de juger. Torpiller un projet, on le faisait quand on avait vingt ans.  Attendons de voir, car Il y a des jeunes qui ont besoin de danser, de faire des voyages, qui veulent organiser des concerts. Skyrock, ils sont arrivés, on a vite vu que c’étaient des imposteurs. Le temps donne raison aux braves.

 

On va finir avec le cinéma. As-tu l’impression que depuis quelques années il y a une impulsion d’acteurs, de réalisateurs et de scénaristes qui se font une place pour mieux exprimer des thématiques « urbaines » ? Je pense par exemple à Un Prophète et des figures émergentes comme Tahar Rahim ou Reda Kateb…

Aujourd’hui, il y a une poussée démographique dans les classes populaires qui est telle qu’il va falloir compter avec des gens comme nous. Maintenant, il suffit de bien le faire. Les thèmes urbains comme la banlieue, c’est pas sous le prisme de la comédie débile, avec des mecs en mode stand-up qui se foutent de l’accent de leurs parents qu’on va mieux les exprimer.  C’est ridicule. Tu parles de Reda Kateb, voilà un artiste dont on respecte le parcours, qu’on connaît depuis des années et qu’on considère comme un frère. C’est quelqu’un qui a une culture classique, urbaine, qui a une gueule, et quand il te recrache son texte, ce mec a un groove, c’est quelqu’un d’entier. Pareil pour Slimane Dazi. Ils montent sur des rôles exigeants, et ils sont bons. Tahar Rahim, je l’aime bien, mais depuis Un Prophète, j’attends de voir.

Après, il faut savoir que le cinéma d’auteur c’est plus vieux que le rap, et c’est beaucoup plus dur que la musique pour s’y faire sa place. J’aimerais que le hip-hop représente une force politique, économique et culturelle indépendante pour gagner en influence. On dit que le milieu sera accessible aux gens qui viennent des cultures urbaines, et qui ont des parcours particuliers etc. Mais en réalité dans le cinéma, on s’en bat les couilles de ça. Il faut savoir lire, écrire, et compter. Surtout très bien écrire. Et comme partout, il faut être allé à l’école, ou démontrer par ton travail que tu es compétent.

 

Du coup, comment La Rumeur parvient-elle à faire sa place dans ce milieu, souvent vu comme fermé et de « fils à » ?

On est réalisateurs, scénaristes et producteurs. On a une société de production qui s’appelle La Rumeur Films, et je peux te dire que dans ce cadre là, à savoir cinéma d’auteur avec un background de rappeurs, on est les seuls sur Paris. Ca va venir mais il y a encore du chemin. Très peu de sites nous ont donné la parole quand on a sorti De l’encre. Comme je t’ai dit, donner la parole à La Rumeur par rapport à ça, c’est quelque part signer la marque de son propre échec. Cela dit, on vient d’obtenir l’avance sur recette de notre prochain film. Avec nos parcours et nos propres personnalités, avec toutes les récompenses de nos œuvres précédentes, ils ne peuvent plus faire semblant de ne pas nous avoir vus. Au CNC, ceux qui nous ont fait confiance, ce sont des normaliens, des HEC… Ils ont estimé qu’on pouvait boxer dans la même catégorie qu’eux, sinon ils nous auraient demandé d’aller trouver un scénariste issu de la FEMIS. Ça fait quarante ans qu’on nous parle de plafond de verre. Au bout d’un moment, tu prends une pioche et tu lui démontes sa mère au plafond de verre.

 

Propos recueillis par Manouté et Baptiste Genevée-Grisolia


Cette interview a été publiée en 2015…deux ans avant que La Rumeur parraine le Noise Festival 2017

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fixer

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