« Sur le web, les meilleurs en marketing politique sont les fachos » – Fabrice Epelboin

Pour préparer notre conférence sur le buzz le 13 mars prochain, Noise a interrogé l’intervenant Fabrice Epelboin, véritable couteau-suisse du numérique. Tour à tour journaliste-blogueur, hacker de la révolution tunisienne, anti-Hadopi et professeur au Medialab de Sciences Po, son expertise des médias sociaux et de l’e-markteting est précieuse. L’entrepreneur multi-facettes nous livre aujourd’hui un petit topo des règles imposées par le 2.0 sur les industries artistiques et du redécoupage politico-médiatique actuel. Entretien passionnant et sans concession avec ce militant des libertés numériques !

 * * *

Comment analysez-vous l’évolution du buzz lors de ces dernières années ?

Comme la découverte de l’évidence par le monde du marketing… Les réseaux sociaux accélèrent un phénomène assez antique. Dans les sociétés arabes, on trouve encore le bouche à oreille comme moyen assez classique de transmettre l’info, ailleurs, ça avait disparu, et hop, magie d’internet, c’est réapparu. Bon, ceci dit, le terme buzz est assez pourri, ça englobe en réalité la réapparition du bouche à oreille dans les sociétés occidentales, rien de plus, même si ça va plus vite quand même… Après, les marketeux se sont emparés du sujet en se disant qu’ils allaient faire des économies sur l’achat d’espace. Et puis ils ont découvert le « bad » buzz, c’est à dire celui qui ne leur rapporte rien, voir qui leur coûte. Ce qui est drôle en soit…

« On voit pas mal de médias passer des mains des marchands d’armes à celles des géants d’internet… Dassault et Lagardère, c’est so XXth Century. »

Mais sur internet, quelles proportions entre bouches et oreilles ?

Un paquet, d’autant que d’un système social à l’autre, les connexions entre les bouches et les oreilles varient grandement. Sur Facebook, on a la reproduction d’un système social assez classique, peu ou prou ce que l’on connaît dans la vraie vie, mais avec des limites plus étendues : 5000 amis, dans la vrai vie c’est impossible. Sur Twitter, par contre, l’assemblage des bouches et des oreilles est totalement inédit dans les sociétés humaines, et cela donne des choses assez nouvelles. Ça tue le breaking news propre aux chaines d’infos continues par la même occasion.

Justement selon vous, est-ce la fin progressive des médias généralistes (papier, TV) face à l’émergence des blogs spécialisés ?

Je l’espère. En tout cas, on les force à se remettre méchamment en question. Beaucoup en sont incapables, et Libé est un bon exemple. D’autres survivront. D’ailleurs en ce moment, on voit pas mal de médias passer des mains des marchands d’armes aux mains des géants d’internet. Le WaPo [ndlr : Washington Post] racheté par Bezos [ndlr : Jeff Bezos, fondateur et PDG d’Amazon], Xavier Niel qui rachète tout ce qui bouge (Le Monde, Nouvel Obs…). Dassault et Lagardère, c’est so XXth century… Au final, c’est plutôt une amélioration, mais la presse a pris un gros coup, ça ne sera jamais plus comme avant, et Wikileaks est passé par là. Maintenant les spécialistes peuvent s’exprimer, ça change tout. Qui va croire un journaliste qui s’improvise expert dans un sujet du jour au lendemain suite à trois coups de fil, quand on peut lire l’avis d’un pro qui étudie un sujet depuis des lustres et dont on peut vérifier le sérieux et les potentiels conflits d’intérêts ? Bref… la transparence a fait beaucoup de tort à la presse. La dernière pub de Mediapart pose bien le truc d’ailleurs : il n’existe quasiment aucun media indépendant en pratique. En France, on en compte deux, pas plus. Ce n’est pas lourd.

« Si Mediapart disparait, la démocratie est en danger. Alors que Libé… »

La prépondérance des formats courts et la redéfinition de l’attention comme un « bien rare du XXIe siècle » impacte-t-elle la fonction du journalisme ? Un média d’investigation comme Mediapart survivra-t-il face à l’infotainment ?

Il faut arrêter de confondre communication, entertainment et journalisme, c’est ça qui a tué la presse et annihilé la confiance envers les journalistes et les politiques. Si tu fais de l’entertainment, c’est clair qu’il faut faire court, mais si tu fais du journalisme, tu t’en fous surtout à l’heure d’internet où il n’y a plus de contrainte de taille liée au papier… Les articles sur lesquels j’ai fait le plus de visiteurs – certains dépassants le million – faisaient largement plus de 20 feuillets. Sinon, Mediapart survivra sans soucis, tout le monde est conscient que le jour où ce truc allait disparaître, la démocratie serait en danger. Alors que Libé, ça ne prête pas à conséquence, et la démocratie n’a rien à craindre de sa disparition.

 

La gestion du buzz implique-t-elle de nouveaux métiers?

Je ne suis pas sûr qu’on puisse encore qualifier ce métier… pour le moment, c’est de l’ordre de l’expérience. Il faut des gens avec de l’expérience. Point. La théorisation de tout ça relève encore de l’affabulation dont sont friands les agences de communication, mais en réalité, c’est d’expérience dont on a besoin pour « gérer le buzz »… Ce qui n’est pas sans rappeler l’une des approches pédagogiques du Médialab, l’éducation via l’expérience. Ceci dit, on peut tout de même voir deux fonctions distinctes : créer le message qui est susceptible de buzzer et le diffuser de façon à ce qu’il buzze et là, on voit qu’on est loin d’être au point sur ces deux fonctions. Le message, c’est assez complexe, on peut aller voir du côté de Barthes et la sémantique pour comprendre ce qui fait unité de sens, c’est selon moi un bon départ pour comprendre la création de message. De toutes façon, c’est toujours un bon départ, Barthes. Ensuite, pour ce qui est de diffuser, j’ai de gros doutes sur la « théorie » des « z’influents », ça me semble assez galvaudé. C’est à mon avis bien plus complexe que ça, et toutes les analyses mathématico-sociologique qu’on a pu faire de ça montrent que ce n’est pas vraiment ça. Le truc le plus fascinant que j’ai lu là-dessus a été écrit à Key West, une école militaire US, où ils se posaient la question de « qui corrompre » pour retourner un village Afghan… Les résultats sont surprenants, et ce n’est pas du tout les « influents » qu’il faut viser. Je suis sûr que ça s’applique également au clientélisme en politique. Si tu veux être maire d’une commune de 100.000 habitants, il te faut faire des cadeaux à quelques centaines de personnes, mais qui ? Faut demander à Balkany, il doit savoir ça.

 « Aujourd’hui sur le web, les meilleurs en marketing politique sont les fachos. »

En parlant de municipales dans les Hauts-de-Seine, que pensez-vous de la liste de jeunes ALLONS ENFANTS?

C’est bien, en effet, mais c’est un parcours semé d’embuche s’ils veulent aller plus loin. Et reste à voir si ce ne sera pas récupéré… Ceci dit, il faut encourager ce genre d’initiative, et il faut les doubler d’une incitation faite aux jeunes à voter.

Lire l’interview de Pierre Cazeneuve, tête de liste Allons Enfants 

Les Français sont-ils bons en marketing politique ?

Ils ont été au top dans les années 80. Séguéla a profondément transformé la politique avec la communication… Pas forcément pour le meilleur, mais à cette époque, le marketing politique était fantastiquement efficace. Aujourd’hui, les meilleurs sont ceux qui maitrisent internet, c’est à dire ceux qui y ont été poussés car exclus des canaux classiques comme les médias mainstream… Bref, les fachos. Les temps changent.

« Le biz de l’humour a profité de Youtube, là ou la musique a failli y passer… Désormais, il y a moins de fric pour Johnny et Universal, mais plus pour trois gus passionnés qui répètent dans leur garage  »

En tant que spécialiste du marketing numérique et des réseaux sociaux, comment analysez-vous l’impact des progrès technologiques et numériques dans les industries de la musique et de l’humour ?
Je pense que le business de l’humour a largement profité de Youtube, là où la musique en a terriblement souffert, voire failli y passer. Si Universal n’avait pas laissé tomber les concerts dans les années 90 au profit de Live Nation, ils n’en seraient pas là… C’est une bonne chose, la musique devrait rester artisanale. Pour l’humour, c’est plutôt le contraire, car cette industrie repose beaucoup plus sur le spectacle vivant que sur l’enregistré. Ceci dit, pour les musiciens, c’est du pain béni. Aujourd’hui, un petit groupe de rock avec un petit fan club peut vivre de ses concerts, hier c’était impossible. Désormais, le fric se distribue différemment : moins d’argent pour Johnny et plus pour les trois gus passionnés qui répètent dans leur garage. Mais du coup, moins pour Universal, qui n’est pas content…

D’ailleurs le crowdfunding est-il un modèle alternatif viable pour les artistes qui veulent échapper à l’industrie ? Parce que pour produire un album ok, mais plusieurs…

Ca dépend vraiment de la culture. Aux USA, certainement, mais le fait d’investir n’est pas un gros mot, ni le fait de « contribuer » ou de « redonner à la communauté ». En France, la solidarité est une fonction régalienne, donc c’est moins évident. Ceci dit, tu n’as plus besoin d’album, tu peux vivre de tes concerts. Si ta musique est accessible, si tu fais le minimum en termes de marketing vis-à-vis de ton fan club, tu peux t’en sortir et avancer jusqu’au moment où, éventuellement, tu exploses et tu deviens célèbre. Aucun besoin d’avoir un album distribué à la FNAC, de toute façon plus personne n’y va. Après, il faut mettre les mains dans le cambouis et faire du marketing, ce que beaucoup d’artistes refusent de faire, « parce que c’est sale »… là encore, le problème est très français.

Enfin pour revenir à l’humour, des types comme Norman ou Remi Gaillard, sachant que « the medium is the message » tu penses que leur format va lasser à terme ?

Oui, the medium is the message, mais the medium is constantly evolving ! Ils évolueront pour les plus doués. Ils sont nés avec Youtube, ils évolueront probablement avec les trucs qui apparaitront après. Certains finiront sur des média classiques comme la télé et les salles de spectacle. Ces mecs sont déjà producteurs, réalisateurs et comiques, ils ajouteront demain d’autres cordes à leur arc sans soucis.

==> Retrouvez Fabrice Epelboin à la conférence « Le Buzz, un bruit qui court » du Festival LE BRUIT DE LA VILLE.

Jeudi 13 mars 2014 (19h-21h)
Sciences Po (Amphithéâtre Boutmy)
27 rue St-Guillaume, Paris 7e


Pour plus d’informations et s’inscrire gratuitement à la conférence, c’est par ici.

Manouté

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