Porte entrouverte, gouttes de pluie, parfum d’automne, trois chiffres inscrits sur le mur accrochent furtivement mon regard. 111.
Je pousse la porte et soudain ce ne sont plus trois chiffres qui m’observent mais un entremêlement de lumières, de couleurs et de son qui me submergent. Mes yeux s’habituent au tumulte et font la mise au point sur des grandes lettres graffées sur le mur en noir et bleu. J’interpelle une femme qui me rassure : oui, je suis bien au bon endroit. La Manufacture 111, Paris 20ème.
1984 est un collectif d’artistes dont les œuvres prolifèrent en Île-de-France depuis une quinzaine d’années. 1984 réunit des grands noms du street art français comme Horphé, Rizote ou WXYZ autour d’un projet commun : envahir l’espace. Ce collectif part donc régulièrement à l’assaut de la ville et de la rue, s’exposant et transgressant les règles du Big Brother orwellien. Hétéroclite et inventif, 1984 est en permanence en mouvement, à la recherche de nouvelles manières de contourner et de provoquer les codes. Le 6 mai 2012, jour des élections présidentielles, le collectif n’avait pas hésité à investir illégalement le temps de quelques heures un bâtiment abandonné près des Buttes Chaumont. Bloqués par la sécurité (qui passait ce jour-là à 13:00 au lieu de 17:00, pas de chance), ils avaient réussi à faire rentrer les visiteurs dans leur « Musée imaginaire » par une fenêtre souterraine. Le parcours présentait des dessins et des installations des membres du crew (dont LEK) et s’achevait sur le bureau de vote n°1984 où l’on pouvait voter pour des candidats divers et variés, l’urne de vote ironiquement remplacée par un destructeur papier.
Ce mois-ci c’est à la Manufacture 111 de la rue des Pyrénées que 1984 s’attaque. Après deux semaines de préparatifs, ils nous invitent dans cette ancienne usine de 1500 m² pour découvrir et s’approprier leurs œuvres. Ce qu’ils aiment par dessus tout c’est investir un espace qui a une histoire, un lieu atypique et beau dans son état brut. La Manufacture 111 leur a donné carte blanche, ils ont transformé cet espace à leur image : évolutif, sociable et mystérieux. L’exposition, ouverte au public les trois premiers week-ends de décembre, est située sur trois niveaux. Les membres de 1984 utilisent tous les supports et jouent avec l’espace et le mobilier, invitant le visiteur à rentrer dans leur monde. Le visiteur est parfois immergé dans une installation vidéo qui brouille la frontière entre l’imagination et la réalité, d’autres fois à tâtons dans la pénombre à décrypter des dessins sur un mur, quelques fois lui-même acteur de sa propre visite, une craie ou une bombe de peinture à la main. L’exposition s’enrichit donc au fil des jours de la diversité et de la rencontre, instaurant un triple dialogue : un premier entre les différentes œuvres qui s’affrontent ou se répondent, un autre entre les œuvres et le visiteur qui fait parfois partie intégrante de l’oeuvre, et un dernier entre les visiteurs qui vivent cette expérience et découvrent ensemble cette résidence artistique participative.
Et de ces dialogues naissent parfois de plaisantes révélations. On dit souvent que le street art est un art jeune, un art toujours aussi éphémère, fougueux et surprenant malgré les années. Si cette jeunesse peut être perçue comme l’essence et la quintessence de l’art de la rue c’est aussi le principal obstacle qu’il rencontre dans sa course folle vers la crédibilité et la reconnaissance. Et pourtant, au détour d’une pièce je croise Lazare, 68 ans, et Annie, 65 ans. Voisins d’un petit immeuble près de Gambetta, cela fait maintenant sept ans qu’ils affectionnent et photographient le street art. Ils connaissaient sans aucun doute 1984 avant même que je m’intéresse à ce monde ! Leur histoire m’a rappelé que le cliché qui assimile le street art à un passe-temps de petits voyous est loin d’être réaliste car cette résidence artistique, qui n’est pas la première en son genre, présente des artistes qui sont tout sauf des arrivistes désœuvrés mais qui au contraire ont un message à faire passer, que ce message soit politique ou simplement esthétique.
Ici l’art de la rue ne s’expose pas et ne se prend pas pour ce qu’il n’est pas. Il ne cherche pas à se transformer pour séduire mais à prouver le temps d’un instant qu’il a le droit d’être regardé, d’être apprécié, d’être analysé. D’atteindre le rang d’art tout simplement. Le but de la Manufacture 111 n’est pas de faire passer le travail des artistes de 1984 de la rue à la galerie mais de leur offrir un cadre qui légitime ce qu’ils sont et ce qu’ils font depuis des années. Les œuvres de 1984, par le simple fait de passer de l’autre côté de la porte de la Manufacture 111, perdent leur illégalité et gagnent le droit d’être qualifiées « d’œuvres artistiques ». C’est donc par cette porte entrouverte que s’exprime toute la fragilité et la vulnérabilité de cette forme d’art. C’est par cette porte entrouverte que l’on comprend le paradoxe auxquels sont confrontés les street artistes, fiers du monde de la rue mais à qui on demande trop souvent de le renier pour être acceptés. Le pari de la Manufacture 111, qui se positionne donc ici davantage comme le prolongement de la rue qu’un musée, est plus que réussi. Il vous reste maintenant deux week-ends avant que 1984 désinvestisse le lieu et que le drapeau qui flotte orné des 4 chiffes du collectif soit retiré.
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