Bangkok est, pour les intimes, Krung Thep : « Ville des anges, grande ville, résidence du Bouddha d’émeraude, ville imprenable du dieu Indra, grande capitale du monde ciselée de neuf pierres précieuses, ville heureuse, généreuse dans l’énorme Palais Royal pareil à la demeure céleste, règne du dieu réincarné, ville dédiée à Indra et construite par Vishnukarn »… nom de lieu le plus long du monde, qui semble pourtant désincarné. Arriver à Bangkok, c’est voir la ville des gratte-ciels, des 1001 temples, et des autoroutes urbaines. Une ville polluée, bruyante et fourmillante, un lieu rythmé de contrastes, de chaleur et de célérité. Faudrait-il la rebaptiser ? Non, de grâce ! je préfère laisser à Krung Thep son âme généreuse, adossée au temps, et regarder Bangkok avec sa figure d’aujourd’hui.
Je suis arrivée à l’aéroport de Bangkok Suvarnabhumi en avril 2013. Prudemment vêtue d’une polaire et de chaussettes enfilées sous les 10°C parisiens quelques heures avant. Les 40°C de Bangkok m’ont assommé. Heureusement, j’ai tout de suite fait l’expérience du taxi-frigo, et ai écarquillé les yeux devant cette ville de plus en plus jeune, verticale et dense qui défilait devant moi. Fascinée par les publicités géantes écrites en thaï, les mototaxis qui doublent à gauche comme à droite, les échoppes et autres commerces ambulants flanqués de parasols branlants. Sans repère aucun, je me perdais dans un centre ville de 100 km² – d’une mégapole de 7 762 km² !-, traversé de voies multipliées sur plusieurs étages : trains, passerelles, autoroutes, boulevards, ruelles (soi), métros, canaux… Mais quel était ce lieu où je m’endormais bientôt bercée par les grillons et les grenouilles, pour me réveiller le lendemain sous le chant du coq, dont l’urbanité allait pourtant devenir si trépidante ?
Ladyboys et DVD piratés
S’il y a une logique à Bangkok, ce n’est pas en cherchant les cadastres ou les arrondissements que l’on peut la cerner. Plusieurs villes se côtoient, et chaque quartier bât à son propre rythme. Entre autres, je découvrais mon quartier, Klong Toei, puis le quartier où je travaillais, Silom. De multiples réalités s’entremêlaient déjà : à ma fenêtre, une résidence confortable surplombe une villa au jardin luxuriant ombragé de flamboyants. Derrière elle, le plus grand bidonville de Bangkok, abrite 100 000 âmes. À deux pas, une skyline imposante à l’horizon infini. Le contraste respire la déréliction. A Silom, un petit marché au toit de taule jouxte le Silom Complex, grand centre commercial. Devant, des commerces ambulants longent l’avenue : nourriture, vêtements, DVD piratés, il y en a pour tous les goûts. Suspendues au-dessus de l’avenue, des passerelles donnent accès au métro aérien, qui lui-même, recèle de nombreuses échoppes. De l’autre côté du boulevard, Soi Patpong – ruelle emblématique de l’industrie du sexe à Bangkok- nous gâte de ses enseignes ragoutantes. Peu à peu, je perçois le tempo de cette symphonie urbaine, dont le chef d’orchestre est, incontestablement, le commerce.
« Neung, Song, Saam, Sii, Haa, Hok, Djet, Peet, Kaao, Sip », de un à dix, les chiffres sont les premiers mots à connaître à Bangkok. Nul besoin d’un bonjour ni d’un merci : ce qui compte, c’est de s’arranger. Des Maserati du centre commercial Siam Paragon aux soupes à 40 baths (un euro) des soi de Silom, en passant par les faveurs des ladyboys de Patpong : à partir du moment où l’on peut « allonger », tout est accessible. L’avenue Rama I, sur moins d’un kilomètre, concentre plus de dix centres commerciaux qui se confondent, faisant du cœur de Bangkok une véritable capitale de la consommation… pour ne pas dire « temple », car le temple, lui, est coincé au milieu des gratte-ciels. Et comme l’ours polaire sur son éclat d’iceberg, sa photo vue du ciel pourrait faire un tour du monde des rédempteurs en mal d’inspiration !
Les formes diverses du commerce font ici le lien entre la ville du passé et l’expérience urbaine du présent. Les marchés flottants préservent l’usage traditionnel des canaux (sinon bouchés, recouverts ou devenus des déchetteries), tandis que les marchés artisanaux (Chatuchak, Rattanakosin, Kao San), de tissus (Old Siam, quartier Sihk, ou Sukhumvit, pakistanais), de nourriture (Chinatown) protègent les identités communautaires et dessinent des formes urbaines spécifiques. Par exemple, à Chinatown, les constructions sont plus basses, faites de compartiments, les ruelles sont étroites et donc piétonnes, ce qui est rare à Bangkok. Le commerce construit ici l’évolution urbaine.
Upgrading
Regardons ses voisines pour comprendre que cette ville est étonnante. Kuala Lumpur, Singapour, Hong Kong, ces mégapoles quadrillées, calculées, ordonnées narguent Bangkok. Mais qui décide ici ? Manifestement, le mode de régulation privilégié est le marché, épris de la corruption des décideurs, dont la connivence avec les grandes familles industrielles est à peine dissimulée. La logique n’est pas de l’ordre du plan : pas question de banlieue, de ghetto ou de quelconque exclusion urbaine issue de politiques volontaires. D’ailleurs à Bangkok, les bidonvilles sont pris en charge par une politique d’ « upgrading » – et non d’éradication, comme en Chine – ; ils sont assumés comme des réalités urbaines à part entière. Il est donc normal de voir un bidonville devant des gratte-ciels, un immeuble en ruine voisiner un hôtel cinq étoiles ou des marchés de poisson séché devant des centres commerciaux aseptisés. Bangkok absorbe et incarne singulièrement la ville capitaliste en développement, la ville-monde.
Si la mégapole témoigne timidement du passé, elle est surtout capable grâce à sa dynamique commerciale, d’accueillir le présent et les modes qu’il comporte (musique, architecture, gastronomie) de les copier et de les multiplier. Bangkok accueille à sa manière des performances artistiques : les centres commerciaux organisent des concerts, logent des galeries privées (TCDC, Bacc) et des cinémas, dont ils ont presque l’exclusivité ! En effet, dans le pays dont la tête couronnée est la plus riche du monde, les musées nationaux manquent de moyens. Heureusement, quelques espaces de création périphériques (V64 Art Studio) échappent à la logique commerciale et à la contrainte de la censure, très présente en Thaïlande. Affublée de cette double peine, une culture s’élève à tâtons, inspirée de ces influences, de ces modes, et de ces multiples futurs possibles. Mais que Bangkok persiste à s’élargir et son économie à s’emballer ; elle continuera d’accueillir mille cultures, à défaut de pouvoir en inspirer elle-même, tant elle étouffe.
La Fiche technique
Quand se ramener ?
De novembre à mars, il fait beau, bon, bien : avant il pleut, après, il fait très chaud, puis il pleut. Mais, si avez adopté cette mode étrange des bottes en caoutchouc, vous pourrez en faire un festival en août ! Aussi, si vous aimez suer et respirer les effluves d’égouts, avril semble idéal. D’ailleurs, c’est à cette période que vous pouvez venir fêter le nouvel an thaï, Songkran, et vous faire allègrement arroser !
Où sortir en mode crevard ?
Cre-quoi ? Bon, d’accord.
Au premier degré : boire des bières et fumer des SMS entouré(e) de vieux farangs be(i ?)donnants : vêtus d’un marcel « Singha beer » et flanqués d’une fille sur chaque genoux, ces énergumènes édentées sont en voie de déperdition constante, ne les ratez pas. Où les trouver ? Kao San Road, Pad Pong, Soi Cowboy, en grande concentration. Sinon, un peu partout.
Au second (« en mode urban trendy? ») : Sukhumvit Road (Q bar, Glow, Levels…), Phra Athit (Jazz happens, Saxophone Pub….) et Phloen Chit (Mix), sont des avenues généreuses. Plus tranquille : le Phranakorn bar et sa musique pop, ses cocktails indétrônables et sa vue sur les toits et Stûpa de Rattanakosin (vieille ville), parfait pour les hipsters cosmopolitains de Krung Thep (la ville des anges). Sinon : The deck, Spring and Summer, Seasoning (concerts en fin de semaine), et V64. A savoir: les thaïs adorent la musique acoustique et les guitare-chant à fond les décibels !
Un lieu de BG ?
Pour sortir, mais pas se salir, Bangkok recèle d’évènements épatants : pool parties (chaque mois au Sofitel « So pool party »), soirées privées, défilés, etc. Les rois de cette distinction de style, à laquelle aucun fauve de Bangkok ne peut accéder s’il ne montre patte blanche : les « Skybars » (Sirocco, Vertigo, Baiyoke…) exigent une tenue correcte. Il y en a pour tous les goûts et pour tous vos sous… mais quoi de plus grisant que de regarder du 66ème étage la jungle urbaine à nos pieds bien chaussés, en sirotant un vin chilien sur une musique lounge ?
Made-in Bangkok :
Me refusant à faire état des tuk-tuk et des prostituées, qui font l’image tristement pittoresque de Bangkok, je préfère vanter la truculence la plus délicieuse de cette ville : sa cuisine ! Véritable paradis pour les papilles et les narines, l’ensemble des rues du centre ville est un festival, le jour comme la nuit. La cuisine thaïlandaise est célèbre pour ses saveurs aigres douces et épicées, ses riz, ses pad thai (pâtes frites), som tum (salade de papaye), tom yum (soupe) etc. Florilège de fruits, de viandes, de soupes, de gourmandises, les carrioles de rue nous nourrissent à l’odeur. Et si l’on parle de cosmopolitisme, son meilleur vecteur est la nourriture : chinoise, fusion, de Hong Kong, coréenne, japonaise, « western », vietnamienne, indienne, mexicaine, dans les « food courts » ou dans la rue, le choix est cornélien ! D’ailleurs, si vous voulez du protéiné, n’hésitez pas à essayer les larves ou les crickets fris, vous en trouverez dans la plupart des marchés.
City Makers:
Le pouvoir à Bangkok : quelle aubaine ! Les poches peuvent devenir des puits. Philanthrope, démocrate et de sang royal, l’actuel gouverneur de Bangkok, Sukhumbhand Paripatra, dont le successeur démissionnait en 2008 suite à des poursuites pour corruption, est en terrain conquis. A voir comment il assume, car ici, on coopère : la vitesse des travaux découle du montant des pots de vin et des réseaux de clientèle. On peut obtenir la carcasse du bâtiment, sans qu’il n’ait ni existence juridique, ni accès à l’eau, ou à l’électricité, tant qu’il n’y a pas assez de grain. Alors, c’est la loi du plus fort. Et des familles règnent sans partage sur la ville-marché, qu’elles rachètent parcelle par parcelle : en témoigne le groupe Central et son interminable expansion. De ces collusions heureuses et dans la course rampante à l’exploit, la ville est croquée, accaparée, voire engloutie par les héros de sa construction.
Noémie