En bons tireurs d’élites du American soft power, Jay-Z et Kanye West répondent à l’appel du 18 juin 2012 d’un Général Bercy comble et comblé. En y regardant de plus prêt (avec six mois de recul), Watch the Throne est certainement l’apothéose d’une O.P.A. progressive du rap. Deux génies, deux monstres, qui depuis une quinzaine d’années s’amusent à redéfinir les canons du Hip-Hop, parvenant à faire combiner obsession esthétique, mélange des influences, business et ouverture vers la génération Y globalisée. Car cette dernière est le levier actionné par nos deux Niggaz in Paris, ce levier qui fait définitivement basculer le Hip-Hop dans une autre dimension. Décryptage à base d’auto-psychanalyse musicale, en live.
SYNERGIES ET SOMMETS
H*A*M était taillé sur-mesure pour ouvrir le bal. Depuis la scène annexe posée au milieu de la foule qui se tourne vers lui, l’ami Kanye kicke crescendo, captant toutes les lumières du ciel. Puis Jay-Z arrive sur la scène principale pour faire tranquillement le taf en posant son flow, sans fioriture. « C’est bien lui le patron » me tweetait à l’oreille mon acolyte du soir, DJ Nodey. Les deux icônes se tiennent face à face, et telles des tours jumelles renaissant de leurs cendres, leurs scènes mouvantes respectives les élèvent vers les cieux. Cette scène d’intro est à l’image de leurs carrières : ascendantes, à savoir deux empires parallèles qu’ils ont intelligemment fusionnés pour consolider leur domination sur la galaxie rap. Jay-Z a repéré Kanye pour le projeter dans la lumière, Kanye a produit les gros succès commerciaux de Jay-Z. Les deux se tirent mutuellement vers les sommets.
nom féminin (Grec sun- ‘ensemble’ + ergon ‘travail’)
Se dit de l’interaction ou de la coopération d’au moins deux organisations, substances, ou autres agents pour produir un effet combiné plus important que la somme de leurs effets individuels.
Le premier élément frappant du concert, c’est cette occupation de l’espace parfaitement gérée. Les trois heures de show sont fluide, la scénographie est cohérente, la mise en avant de l’un se coordonne parfaitement avec le retrait de l’autre, enfilant duos et succès solos comme des perles. Si la gymnastique est si bien rodée, c’est que les deux professionnels se complètent à merveille. Leur complémentarité resplendit sur scène et les pousse toujours plus loin.
Ainsi, Kanye permet au J-Hova d’ouvrir son art au grand public et à l’inverse, quand le Louis Vuitton Don s’aventure dans des fantaisies auto-tunées (complétées par des jets de lumières rouges, petit kilt au cul, quitte à rendre la mise en scène de son Runaway du loufoque 808s & Hearbreak, comparable à une belle performance de l’Eurovision) Jay-Z le ramène sur le droit chemin et met tout le monde d’accord avec sa bastos 99 Problems du solide Black Album.
THE COLLEGE DROPOUT ET OUVERTURE DES PORTES
Car le second point qui mérite l’attention, c’est le profil du public de Watch the Throne, dont la diversité ethnique, sociale et sexuelle est digne d’une campagne de Benneton. En ce jour de juin 2012 à Bercy, le Hip-Hop n’est plus ce mouvement masculin d’un ghetto noir, pour les noirs par les noirs, mais a bien la prétention universelle de son fondateur, son excellence Afrika Bambaataa.
Et là petit PDL (Placement de Life) en mode back in the days au début des 2000’s, époque où les baggys Triade recouvraient encore nos derrières de pré-pubères (RIP). Etant trop jeune pour vibrer sur des NTM, IAM ou Ministère A.M.E.R. à leur apogée, mes premières rencontres avec le rap s’appellent Disiz La Peste, MC Solaar ou Ja Rule qui, bien que raillés par la profession et labelisés Skyrock, ont au moins le mérite d’être des appâts pour attirer des gamins qui n’ont pas eu la chance de baigner dans la culture afro-américaine.
Dès lors, le premier vrai kiffe perso rap US arrive en 2004. Il s’appelle The College Dropout, œuvre d’un Kanye pas encore superstar mais déjà bien rageux avec ses nerveux All Falls Down, Get’em High ou Jesus Walks. Au menu éducation, famille et religion, ces valeurs qui partent en couilles, et déjà un travail et un ego suffisamment solides pour commencer son combat face au sacro-saint concept de street credibility (à lire, ce très bel article de nos amis de Slate sur La fin du régionalisme Hip-Hop). On peut porter du LV, un jean slim et un kilt, garder une cohérence artistique et vendre plus d’albums que 50 cent, jussayin’. Dans le même temps, Jay-Z, après des authentiques Reasonable Doubt ou un premier Blueprint, produit par Mr. West, entame son opération séduction vers la masse, illustrée par son rapprochement avec une certaine Beyonce Knowles. A voir, leur collaboration dans le haletant Bonnie & Clyde, production signée Kanye West.
L’OBSESSION ESTHETIQUE DU SHOWBIZ
Dans une salle comme Bercy, à l’acoustique aussi mauvaise, on paie surtout pour une performance d’ensemble, qui dépasse le simple sens auditif. Et là force est de se réjouir qu’on en a pour la cinquantaine d’euros déboursés.
Ainsi, après le nerveux Run this town ou l’assuré Can I Have It, le titre No Church in Wild déclenche la bête qui sommeille en chaque consommateur dans l’expectative. Une force sauvage s’immisce dans la fosse, cette force, c’est celle de Romain « cocorico » Gavras, le véritable esthète de la violence qui signe le vidéoclip. Deux gourous mènent alors le bal, celui d’une guerilla urbaine épique au gimmick teinté de blues. A croire que le timbre de Franck Ocean résonnait dans la tête de Victor Hugo et d’Eugène Delacroix lorsqu’ils ont donné vie à Gavroche. L’œuvre du fondateur de Kourtrajmé, qui n’est pas à une coquetterie culturelle près (cf l’Eléphant de la Bastille à la fin), illustre cette obsession du couple, Kanye le premier, a tendre vers la perfection.
Jay Z & Kanye West, No Church In The Wild from ROMAIN-GAVRAS on Vimeo.
Que ce soit le drapeau US XXL dans Made in America ou les Animaux de Discovery Channel dans Welcome to the Jungle, Jay et Kanye restent dans cette démesure maîtrisée et assumée. Leur expérience, leur intelligence et vision du business arrivent à contenir et même dompter leurs egos surdimensionnés. On peut ainsi louer la perspicacité de Jay-Z, qui a laissé les commandes du projet à Kanye de la conception jusqu’à l’enregistrement opéré incognito dans le Whittshire en Grande-Bretagne. Où le maître qui parvient à faire épanouir son poulain tout en partageant la lumière, à se mettre en retrait au bon moment pour mieux rejaillir. Car le succès de Kanye, c’est aussi le sien.
« AGAIN ! » LA CONSECRATION PARISIENNE
Avec un tel concentré d’ego-trip et de démesure esthétique, l’érection d’un Niggaz in Paris apparaît finalement comme naturelle. Le choix de la ville lumière, capitale du luxe et toute la dose d’arrogance qui va avec, est cohérent, mais aussi lourd d’histoire. Le titre rend un hommage à leurs ancêtres artistes afro-américains (l’actrice Josephine Baker ou encore les musiciens Sidney Bechet, Mickey Baker…) partis à la conquête de l’Hexagone loin de la ségrégation ambiante de l’oncle Sam. Touchés par le clin d’œil à leur ville, les Parisiens rendent plutôt bien l’appareil aux deux rappeurs, que ce soit par trois Bercy pleins à craquer, ou cette vidéo non-officielle, hallucinante de créativité et de justesse, probablement la meilleure de l’Histoire des vidéos non-officielles… Ultime pouvoir des deux mégastars, transmettre leur classe et leur talent aux fans fiers d’être Parisiens.
Paradoxalement, le final est unique dans sa répétition. Gérant parfaitement temps forts et temps faibles les champions de la scène s’hydratent au champagne avant de repartir de plus belles. Même bourrés, la classe est toujours là. Ils s’éclatent, leur public est leur chose qu’ils s’amusent à former et déformer à leur guise, demandant de faire des trous pour créer des pogos. Et lorsque Jay-Z crie un « Again » ravageur, c’est la cohue, certains trouvent ça jouissif, d’autres, qui reçoivent des balayettes gratuites, un peu moins. Profitant du bordel, je me glisse à deux mètres et demis de Kanye, qui fait péter son énième bouteille de Taittinger. Mes lunettes reçoivent les gouttes sacrées qui sécheront sur le verre pour l’éternité.
Il y a eu ce rêve d’un quatre mains Amadeus-Ludwig, un jam hasardeux de Johnny et Elvis en 1956 ou encore Jimmy en duo avec sa propre guitare à Woodstock. Aujourd’hui il y a deux rappeurs au sommet de leur art qui fusionnent pour qu’on regarde leur accession au trône. That shit cray, isn’t it ?
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