En posant un pied en Tunisie, nous nous sommes vite rendu compte qu’en matière de contrefaçon et de logiciels, films etc. on pouvait difficilement faire mieux. A chaque coin de rue, de nombreux vendeurs de CD et DVD gravés ont installé leurs étals. Bienvenue au pays du plagiat, où l’absence d’industrie musicale n’arrange pas nos amis rappeurs.
Impossible de trouver un CD original en Tunisie. Pourtant le droit de la propriété intellectuelle existe, et, même s’il comporte de nombreuses lacunes, la commercialisation de contenu piraté n’est pas autorisée. Alors, pourquoi ces vendeurs illégaux sont-ils tolérés ? Lorsqu’il s’agit de produits étrangers, il semble que de toute façon, les taxes soient rédhibitoires pour la population locale (les produits culturels importés sont taxés à 100%) et empêchent un marché de se créer. Du coup, les grandes firmes étrangères n’exportent plus en direction de la Tunisie et de nombreuses grandes chaînes non implantées sont plagiées (il n’est pas rare de passer devant un «Starbox Café»). Cependant, qu’est-ce qui pousse les entreprises et artistes locaux à ne pas recourir aux lois ? Tout simplement le fait qu’à partir du moment où l’on fait fonctionner la loi, elle est censée fonctionner dans les deux sens, y compris pour soi. En effet, de nombreuses entreprises plagient déjà les codes et visuels de firmes de renommée mondiale (si cela marche, pourquoi faire autre chose ?). Il en est de même pour les artistes ; s’ils attaquent pour australian plagiat, ils peuvent aussi se faire attaquer par d’autres artistes. En décidant de ne pas faire appel à la loi, les tunisiens empêchent sa mise en application, ils la court-circuitent et un code implicite de non-respect de la loi est respecté par tous.
La question du plagiat et de l’influence des firmes américaines est abordée dans cet article : http://blog.slateafrique.com/tawa-fi-tunis/2012/09/21/tunisie-le-reve-americain-a-t-il-encore-un-espoir-a-tunis/
Si en France on nous répète que télécharger c’est mal, ici on achète en magasin des séries piratées à 2 dinars 500 (1,25 €) sans rien risquer. Pas d’industrie de l’art en Tunisie. Comment les artistes gagnent donc leur vie ? Par différents moyens, selon leur discipline. Un musicien récoltera l’argent des scènes où il jouera et un peintre des expositions où il exposera. L’Etat joue également un rôle important par le biais de subventions qui assurent un certain revenu à un bon nombre d’artistes, notamment dans le cinéma. Pas de quoi s’acheter une baraque à Hollywood mais assez pour maintenir un bon niveau de créativité : le week-end dernier s’achevait la semaine des Journées Cinématographiques de Carthage, plus vieux festival d’Afrique, qui nous a prouvé la richesse du cinéma tunisien. Jilani Saadi, un ami réalisateur, nous a même vanté les mérites de l’absence de droit d’auteur pour le bien de la liberté de création dans le cinéma. Pourquoi demander le droit au petit fils de l’ingé du son d’un artiste décédé d’utiliser 30 secondes d’un de ses morceaux dans une scène de film alors qu’on estime que ce même morceau nous appartient ? Un réalisateur redonne vie à un morceau en l’utilisant dans un film ; la liberté vient justifier, pour Jilani, l’absence de sanctions et de droit contraignant.
Dans la musique, la législation autour du droit d’auteur telle qu’elle est aujourd’hui pose plus de problèmes que dans le cinéma. Traditionnellement, depuis Ben Ali, le cinéma sert de vitrine pour la Tunisie, bien plus que la musique. Si l’Etat s’attache à subventionner convenablement le 7ème art, les musiciens sont moins privilégiés. L’absence d’industrie et le manque de subventions font qu’il leur est difficile de vivre de leur art, seuls les grands noms parviennent à une richesse relative à force de concerts et d’interventions variées. Dans le rap, le problème est encore plus grand, tant les possibilités de faire un grand nombre de concert ont été limitées par l’impopularité du genre auprès des autorités. Depuis quelques années, le rap est à la mode en Tunisie, certains artistes commencent donc à s’en sortir financièrement mais ils restent nombreux à vivre encore dans la maison familiale par manque de moyens. D’autres, beaucoup plus rares, comme le rappeur Balti, ont, tôt, dans les années 2000, réussi à profiter de leur popularité pour se faire une petite fortune, au prix de textes policés et parfois sans grand intérêt. A part ces quelques cas, le monde du rap rame, et presque tous les groupes que nous avons rencontrés nous ont exprimé leur épuisement. Il est dur de consacrer du temps pour bosser, écrire des textes, ou composer des beats, quand les revenus, récompense ultime, ne suivent pas.
Du coup, en musique, comme dans la pub, on ne se casse pas trop la tête : on recopie. Bien sûr, tout n’est pas que copié/collé, comme nous l’avons expliqué dans d’autres articles, beaucoup d’artistes nous ont impressionnés par leur talent. Simplement, il y a chez les artistes tunisiens, particulièrement chez les rappeurs – et c’est eux qui nous le disent – un manque d’envie et de travail, dus à un manque de récompense en retour, qui freine la création et l’originalité de celle-ci.
Autre conséquence importante de ce système de non-droit d’auteur, l’approche de la musique est différente. Rares sont les groupes qui raisonnent en termes d’albums, trop chers à produire pour une rentabilité plus qu’incertaine ; ils préfèrent publier des morceaux petit à petit sur internet pour se faire connaître, et pouvoir ensuite se produire sur scène. Internet est donc un véritable tremplin pour pas mal d’artistes qui parviennent tant bien que mal à avoir un revenu suffisant pour se consacrer à leur musique.
Empire, trio de rappeurs, fait partie de ces groupes de rap qui travaillent dur depuis longtemps et qui en ont marre du manque de moyens. Ils publient leurs morceaux sur youtube et estiment qu’un meilleur respect commun de la loi sur le droit d’auteur profiterait au rap tunisien. Voici leur morceau « No Exit » :
Cette absence d’application de la loi pourrait être un paradis pour les beatmakers (qui font les instrumentaux des rappeurs, entre autres choses) puisque cela leur permet d’utiliser les samples qu’ils veulent sans avoir à les déclarer ni à demander d’autorisation. Pourtant, il y a peu de bons beatmakers en Tunisie et les rappeurs rappent le plus souvent sur des faces B (verso d’un maxi de rap qui comporte l’instrumental et l’acapella). Ce procédé qui donne naissance à ce qu’on appelle des mixtapes est très souvent utilisé, y compris dans le rap français et américain, mais ici, il est poussé à son paroxysme puisque très rare sont les rappeurs qui utilisent des instrumentaux inédits. En effet, nous avons par exemple rencontré un groupe de Sousse, Red Star qui va sortir prochainement douze mixtapes de suite. Ils ont délibérément pris la décision de ne pas travailler avec un beatmaker tunisien, à cause d’un niveau qu’ils jugent trop faible. Les raisons du manque de beatmakers ne sont donc pas à chercher du côté d’une législation trop contraignante, mais sûrement plus du côté de l’inexistence de l’industrie musicale en Tunisie. Inexistence qui explique aussi sans doute la difficulté qu’a la scène rap tunisienne à créer une identité qui lui est propre, son principal défaut à nos yeux.
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